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Agrandissement des musées : un chemin semé d’embûches

Par Sindbad Hammache & Lorraine Lebrun · Le Journal des Arts

Le 3 décembre 2021 - 1750 mots

De Genève à Nantes en passant par Lyon, les projets d’extension suscitent souvent des oppositions.

Projet d'extension du musée Lorrain. © Agence Dubois & Associés
Projet d'extension du musée Lorrain.
© Agence Dubois & Associés

Lorsqu’il ouvre les fenêtres de son appartement lyonnais, Cyrille Glorieux a une vue directe sur l’hôtel de Villeroy, l’un des deux hôtels particuliers du quartier d’Ainay dans lequel est installé le Musée des tissus. Pour ce riverain, la refonte du musée annoncée triomphalement en 2019 par Laurent Wauquiez (LR), président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, n’est pas forcément une bonne nouvelle. Car, à en croire les perspectives de l’architecte Rudy Ricciotti pour le nouveau musée, dévoilées en janvier dernier, la vue sur l’hôtel du XVIIIe siècle pourrait bientôt être remplacée… par un mur. « Une trentaine de fenêtres vont être plongées dans le noir. C’est violent et il n’y a aucune information publique ! », dénonce cet ingénieur commercial. S’il confie son ignorance sur les questions patrimoniales avant qu’elles ne viennent frapper à sa fenêtre, il a depuis englouti une thèse sur l’intégration des bâtiments modernes dans les tissus urbains anciens et monté une association de préservation du 2e arrondissement lyonnais. Son objectif est clair : faire reculer, voire annuler, le projet d’extension du musée.

Laurent Wauquiez s’attendait peut-être à un consensus autour de cet investissement culturel de la Région à 50 millions d’euros, mais l’expérience montre plutôt que les projets d’extensions muséaux soulèvent systématiquement une vague d’opposition, menant parfois à des conflits qui s’enlisent. À Genève, voilà vingt ans que la municipalité travaille sur l’extension du Musée d’art et d’histoire (MAH). L’abandon, en 2016, du projet présenté par Jean Nouvel a contraint la Ville à repartir de zéro. Sami Kanaan, conseiller culturel de la Ville, a récemment relancé les consultations et prévoit un nouveau concours d’architecture international pour 2023. Avec un premier coup de pioche espéré pour 2027 !

Méfiance envers l’architecture moderne

Nantes, Nancy ou Tours, en France, rares sont les projets d’extensions de musées qui n’ont pas fait l’objet de véritables conflits. Nuisances de voisinage, coûts élevés, utilité contestable sont des reproches récurrents, avec toujours un même point de crispation : le choix d’un geste architectural moderne apposé à des bâtiments patrimoniaux. « C’est le problème, cette sorte de tarte à la crème, déplore Julien Lacaze, président de l’association Sites et Monuments. Cette architecture de rupture, qui est quasiment toujours pratiquée dans ces cas-là, finit par devenir un poncif et, de fait, une sorte d’académisme. À chaque maire, à chaque rénovation de musée, on a ce type de proposition. Et il y a aussi des questions d’ego d’architectes... » La question de cette rupture patrimoniale a fait inévitablement irruption lors de la première réunion publique sur le Musée des tissus lyonnais, tenue en ligne le 9 novembre dernier. « On a le sentiment qu’on doit aussi construire du patrimoine aujourd’hui, défendait alors Olivier Golcer, architecte du cabinet de Rudy Ricciotti. Notre ambition, c’est de créer des œuvres qui feront demain l’objet de conservation. »

Composer entre respect du patrimoine existant, œuvre contemporaine et adaptation au contexte local, la marge de manœuvre n’est pas toujours simple. À Tours, l’équilibre n’a pas été trouvé. Le Musée des beaux-arts de la ville devait s’étendre d’une aile moderne qui aurait accueilli les œuvres de la collection Cligman (aujourd’hui présentée à l’abbaye de Fontevraud). En plein « Secteur sauvegardé », ce projet était une « caricature » pour Julien Lacaze : « On allait créer une aile qui allait devenir le bâtiment principal, dans l’axe ; tout ça pour abriter une collection dont on n’avait pas les contours. » L’activisme des associations de sauvegarde du patrimoine aboutit en 2017 sur un avis négatif de la Commission nationale des secteurs sauvegardés, derrière laquelle le maire, Serge Babary (LR), se rangera prudemment en abandonnant définitivement le projet.

Compromis ou voie consultative

Tous ces conflits ne se résolvent pas par des abandons, et quelques concessions sur le projet initial suffisent parfois à débloquer une situation. Au Musée Picasso, « l’affaire s’est terminée par une transaction », concède Julien Lacaze. En 2014, constatant la construction d’un bâtiment sans permis et l’installation d’une pergola métallique dans les jardins de l’hôtel Salé, les riverains ont déposé simultanément un recours gracieux auprès du préfet de police de Paris, un recours au tribunal administratif de Paris, ainsi qu’une plainte au pénal. « C’est une question de principe. Construire sans permis dans un musée national semble complètement fou », soupire le président de Sites et Monuments. « Nous avons obtenu le démontage de la pergola et que l’on dissimule au mieux le bâtiment construit sans permis » ; le recours et la plainte concernant celui-ci ont été en contrepartie retirés.

Si une forme de compromis a été trouvée dans le Marais, à Nancy, les débats autour du renouveau du Musée lorrain se sont transformés en une bataille de tranchées. La haute paroi en verre sérigraphié qui marquait le projet d’extension moderne du palais ducal, monument historique du XVIe siècle, et la destruction de certains éléments patrimoniaux ont mobilisé les défenseurs du patrimoine nancéien dès 2012. Souhaitant tempérer la colère de ces derniers, particulièrement remontés par la destruction d’un mur du XVIIIe siècle, le maire de l’époque, Laurent Hénart (LR), a proposé, en 2016, une consultation démocratique lors de laquelle les habitants pourraient choisir entre deux moutures du projet. Le collectif Emmanuel Héré, en pointe du combat contre l’extension, a alors dénoncé un simulacre de démocratie : « Il s’agit de leur [les Nancéiens] présenter à “choisir” ce que nos édiles auront préalablement décidé. » Cette démarche du maire n’aura pas permis de sauver le projet. Quatre ans plus tard, il est annulé par le tribunal administratif de Nancy.

Du côté suisse, « l’exercice des droits démocratiques est une quasi-religion », comme Jean Nouvel le constatait dans les colonnes de Télérama en février 2016. L’architecte ignorait alors que le projet d’extension sur lequel il travaillait depuis une quinzaine d’années serait désavoué par le vote des Genevois quelques jours plus tard. Défendant une intervention pourtant « difficilement perceptible » depuis la rue, il s’est heurté à l’opposition des associations patrimoniales qui ont recueilli les signatures nécessaires pour obtenir la tenue d’un référendum. Un scénario similaire aux déboires du Musée d’ethnographie de Genève (MEG) dont l’extension, également soumise à votation en 2001, fut largement rejetée. Dix ans plus tard, un second projet est à son tour suspendu à un référendum, cette fois par l’action d’une association de défense de l’environnement qui conteste l’abattage d’une trentaine d’arbres centenaires – un volet écologique qui prend une part de plus en plus importante dans l’opposition à ces chantiers. Malgré tout, la seconde tentative sera la bonne pour le MEG.

Mené en amont, l’exercice démocratique semble plus efficace. Comme à Toulouse, où quatre jours après la présentation de l’extension du Musée des Augustins, dessinée par l’agence portugaise Aires Mateus, en avril 2018, le maire Jean-Luc Moudenc (LR) fait savoir que « le projet [avait] maintenant vocation à être retravaillé », en concertation avec les riverains. Pas de passage en force : la concertation a tenu ses promesses avec trois réunions pour redéfinir le projet. Lors de la première, Pierre Esplugas-Labatut, adjoint au maire chargé des musées, a constaté que la moitié des participants avaient des réticences sur la nouvelle entrée. « On ne peut pas parler d’une mobilisation. Certains appréciaient l’audace du projet, d’autres déploraient la hauteur, le matériau et le manque d’ouverture sur le cloître. » Ces trois points ont été retravaillés par la suite avec l’agence portugaise, qui a joué elle aussi le jeu de la co-construction. Pour l’adjoint au maire, si la concertation avec les riverains était une prise de risque, elle a permis d’aboutir à « un projet qui est aujourd’hui de meilleure qualité que l’original ».

L’écueil des riverains passé, le musée toulousain rencontre désormais une résistance du côté de l’architecte des Bâtiments de France pour lancer le chantier d’extension. Pour ces projets aussi culturels que politiques, parfois engagés dans la précipitation, la législation patrimoniale joue souvent le rôle de fossoyeur. « Notamment les documents d’urbanisme, comme les plans de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV), qui sont plus difficiles à détourner », souligne Julien Lacaze. À Nancy, c’est la non-conformité du projet avec le PSMV qui justifie l’invalidation du projet par le tribunal administratif et donne raison aux défenseurs du patrimoine. À Arles, l’avis consultatif négatif de la Commission nationale des monuments historiques a suffi pour déplacer la monumentale tour Luma d’une centaine de mètres. Le projet initial de Frank Gehry aurait été érigé à proximité immédiate de la nécropole romaine des Alyscamps, un site archéologique sensible.

L’extension du Musée Dobrée à Nantes est, quant à elle, retardée depuis une décennie. Ce n’est pas le PSMV, mais le Plan local d’urbanisme (PLU) de la métropole nantaise qui a eu raison de sa première mouture, signée Dominique Perrault. C’est sur une disposition du document d’urbanisme interdisant de « modifier le relief général du terrain » que le tribunal administratif de Nantes s’est appuyé en 2012 pour enterrer les plans de l’architecte de la Bibliothèque nationale de France. Fermé depuis 2011, le musée nantais n’a déposé le permis de construire de la nouvelle version de l’extension qu’en 2018. Avec une facture gonflée de 20 millions d’euros, quelques années de fermeture supplémentaires prévues et de nouveaux griefs patrimoniaux, les travaux du Musée Dobrée ont commencé au mois d’octobre, dans la douleur.

Enjeux politiques

Le nouveau maire de Nancy, Mathieu Klein (PS), est lui aussi confronté à une fermeture quasiment décennale d’un des fleurons culturels de la ville. Rouvrir au plus vite le Musée lorrain, tel est son objectif, lui qui critiquait l’extension promue par son prédécesseur Laurent Hénart durant la campagne électorale de 2020. Le projet qu’il dévoile va au plus simple et au plus réalisable. Il s’agit des plans du projet Hénart, allégé des pommes de discorde patrimoniales qui avaient eu raison de cette première tentative. Signe de la portée politique de ces travaux, Laurent Hénart est devenu désormais un contempteur de l’extension qu’il portait haut quelques mois auparavant.

Politique, le renouveau du Musée des tissus lyonnais l’est assurément. Au départ, un coup de poker finement joué par le président de Région, reprenant un musée de rayonnement international abandonné par la Ville de Lyon, il pourrait devenir un poison pour Laurent Wauquiez. « C’est sûr, on va au conflit », prédit Cyrille Glorieux, qui dénonce l’opacité des informations distillées aux riverains : « C’est un projet des années 1980 avec des méthodes des années 1980 ! » La Région a désormais allumé le contre-feu, avec une première réunion publique le 9 novembre dernier, promesse de transparence. La prochaine étape est constituée par une enquête auprès des riverains dont la restitution aura lieu en fin d’année. Premiers pas d’une courte concertation, ou premiers jalons d’un long combat ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°578 du 26 novembre 2021, avec le titre suivant : Agrandissement des musées : un chemin semé d’embûches

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