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TRIBUNE

Fracas autour des Frac. Il y a quarante ans…

Claude Mollard, ancien chargé de mission au cabinet de Jack Lang (1981-1986)

Par Claude Mollard · Le Journal des Arts

Le 11 juin 2021 - 2300 mots

FRANCE

L’histoire mouvementée de la création des Frac par leur inventeur, Claude Mollard.

Que n’a-t-on pas raconté sur les Frac [Fonds régionaux d’art contemporain] ? Michel Guerrin, dans sa très belle série d’articles sur les années Lang (1), n’a pas pu lui-même s’empêcher d’écrire qu’ils réunissaient « les œuvres des mêmes artistes, autour d’un goût officiel ». D’autres les ont accusés d’être des ramassis d’ « artistes régionaux ». Ils représentent pourtant l’une des réalisations majeures de la politique des arts plastiques des années 1980. L’un de ses acquis les plus remarquables.

« Arts plastiques » serait même un « nom barbare » que j’aurais inventé ! Et c’est pourtant sous cette bannière que se sont rangés les Frac. Quarante ans après leur lancement, il faut sortir des clichés parisianistes. Le concept d’« arts plastiques », d’abord. Il a été introduit dans le langage officiel en 1975 par Pontus Hultén, Robert Bordaz [respectivement premier directeur et premier président du Centre Georges-Pompidou], mais aussi [les conservateurs] Germain Viatte aussi bien que Jean-Hubert Martin ou Alfred Pacquement, tous de l’équipée Beaubourg. Je n’ai fait que l’emprunter à ces sommités. Il fallait alors qualifier le département qui fusionnait le Musée national d’art moderne et le Centre national d’art contemporain de la rue Berryer autour d’un nouveau concept qui voulait dépasser la dimension de musée et mettre fin à l’appellation surannée de « beaux-arts ». Pontus Hultén créa le Département des arts plastiques. Cette bataille du Centre Pompidou pour l’art contemporain n’était pas gagnée d’avance.

Après le Centre Pompidou à Paris, la bataille dans les régions

De 1971 à 1977, tout ce que la république des arts comportait de critiques, conservateurs de musée et autres autorités ne cesse d’annoncer la faillite du projet de Georges Pompidou, qualifié de « supermarché de la culture ». On annonce en première page du Monde que Beaubourg va vendre ses collections ! On prédit Rue de Valois un nouveau scandale de la Villette. Les visiteurs bouderont ce temple prétentieux de l’art moderne et contemporain. Dominique Bozo, à la tête de l’ancien musée national d’art moderne, refuse d’implanter les œuvres d’art derrière des vitrines ! Comme la vieille vague des conservateurs français ne veut pas du Centre, nous devons recruter le Suédois Pontus Hultén. Cette bataille de l’art contemporain à Paris est gagnée en février 1977 quand le Centre reçoit la visite de 30 000 à 40 000 visiteurs par jour. Le superbe film de Roberto Rossellini [ Beaubourg, centre d’art et de culture, documentaire] capte les regards et les exclamations du nouveau public devant Jean Tinguely en salopette construisant son « Crocrodrome », train fantôme implanté au milieu du forum transformé en un gigantesque atelier d’artiste.
Mais si la bataille parisienne est gagnée, les régions restent des déserts en art contemporain. Les seuls musées lui faisant une place se comptent sur les doigts d’une main : Grenoble, Saint-Étienne, Marseille (marginalement), Les Sables d’Olonne et Toulon. Environ 50 millions de Français sont privés de relations de proximité avec l’art contemporain !

Claude Mollard © D.R., 2021
Claude Mollard
© D.R., 2021

1981 : me voici au cabinet de Jack Lang. J’accompagne, dès le mois de mai, la révolution culturelle que nous imaginons. Les arts plastiques en seront l’un des fers de lance. Il faut engager hors de Paris ce que le Centre Pompidou a réussi dans la capitale. L’heure est à la décentralisation. Ce seront tous les arts dans toutes les régions. Une action déterminée doit s’énoncer clairement. L’ancienne « Délégation à la création artistique, aux métiers d’art, et aux manufactures » est remplacée par la « Délégation aux arts plastiques ». Désormais, l’art contemporain comprendra non seulement la peinture, la sculpture et le dessin, mais aussi la photographie, la bande dessinée, la mode, le design industriel, les métiers d’art, la vidéo.

C’est dans ce cadre que j’engage une nouvelle bataille de l’art contemporain dans les régions. [L’historien de l’art et conservateur] François Mathey m’avait appris que « la bataille pour l’art contemporain n’est jamais définitivement gagnée ». C’est l’époque où Bernard Ceysson [à l’époque directeur de musée à Saint-Étienne], invité par Beaubourg à Paris, s’exclame : « Face au Centre Pompidou, je me sens un peu dans la peau d’un paysan du Bangladesh ! »

Deux solutions s’ouvrent : proposer aux conservateurs de musées d’acquérir des œuvres d’art contemporain, ou s’appuyer sur les nouvelles Régions mises en place par les lois Defferre, avec des exécutifs désormais élus au suffrage universel, pour faire du neuf avec des fonds régionaux d’art contemporain. Dominique Bozo, Marie-Claude Beaud, Serge Lemoine plaident pour l’implication des musées. Mais je sais que, sauf exceptions, la plupart des conservateurs et des élus municipaux restent largement hostiles à l’art contemporain. Je propose la création d’un Frac par région. Et j’ai confiance en la vertu des œuvres d’art à susciter par elles-mêmes des institutions de valorisation originale. Je parie que la stimulation qui en résultera favorisera l’ouverture des musées à l’art contemporain. Avec Jack Lang tout est devenu possible. À son cabinet je suis chargé des musées, des arts plastiques et du budget. J’inscris, dès le mois de juillet 1981, 22 millions de francs pour 1982 qui seront répartis entre les 22 Frac [ils seront 23 en 1986]. C’est audacieux, car à peine arrivés Rue de Valois, nous ne disposons encore d’aucune structure régionale capable de constituer ces fonds régionaux.

Instruit par ma collaboration avec Pierre Mendès-France dans les années 1966 à 1968, pour qui « tout changement doit être engagé durant les premiers mois » , je sais que nous ne disposons que de six mois pour rendre irréversible cette révolution des arts plastiques dans les régions. C’est alors que le monde « officiel » de l’art moderne et contemporain engage une critique systématique des Frac avant même qu’ils aient été constitués ! Dans les colonnes d’ Art Press, Catherine Millet me compare à un « cow-boy », dans Le Matin de Paris le lancement du Cnap [Centre national des arts plastiques] est dénoncé comme un « Beaubourg clandestin ».

À la Délégation aux arts plastiques, la petite équipe que je constitue est composée de personnes rodées à la décentralisation. C’est à Saint-Étienne que j’ai découvert à 16 ans les Mondrian présentés par Maurice Allemand, pionnier de l’art vivant, [directeur du] Musée d’art et d’industrie de l’époque. J’appelle David Caméo, adjoint à la culture auprès du maire d’Angoulême. Je débauche Geneviève Gallot, qui avait été chargée de mission aux Fonds d’intervention culturelle (FIC), et avait monté de nombreux projets en régions. Je fais venir Jean Digne du théâtre qu’il dirige à Aix-en-Provence, Joëlle Pijaudier des musées de Martigues, Jean-Michel Phéline pour développer la commande publique en régions, Olivier Kaeppelin et tant d’autres. Nous nous mettons à parcourir le territoire pour rencontrer artistes, centres d’art, élus des régions et des villes. Le vieux Bernard Anthonioz [directeur de la création artistique au ministère des Affaires culturelles sous André Malraux] lui-même arpente le territoire. Jack Lang écrit aux présidents de Région pour leur proposer un partenariat fondé sur la parité : « Vous mettez un million, l’État met un million, vous en mettez deux, il en met deux, il double la mise. » En quelques mois, 22 associations voient ainsi le jour. Elles conventionnent avec l’État et les Régions. Les comités d’acquisition sont aussitôt créés avec le concours de personnalités locales : des collectionneurs, des critiques d’art, des universitaires, des élus, des enseignants d’écoles d’art. Sur les 22 Régions, cinq seulement sont orientées à gauche, et pourtant les 22 présidents de Région acceptent immédiatement le partenariat qui leur est proposé. C’est dire que ce projet est unanime, tout comme la loi Lang sur le prix unique du livre.

« Art officiel », « argent gaspillé »

Et le travail commence de manière opiniâtre dans la plus grande diversité des options artistiques. Nul assujettissement intellectuel à de grandes orientations pouvant s’assimiler à un art officiel. En réalité, les Frac dérangent l’ancienne organisation des pouvoirs artistiques. Avant eux, les acquisitions publiques d’art moderne et contemporain étaient concentrées sur trois comités d’achat (Pompidou, Musée d’art moderne de la Ville de Paris et Fonds national d’art contemporain) dénombrant au total 25 experts parisiens. Avec les Frac, les achats publics d’art contemporain s’ouvrent désormais à 22 jurys dénombrant 250 experts. Il est bien parisien de ne guère porter en estime ces 250 nouveaux venus. [L’historien de l’art] Yves-Michel Bernard démontre dans le menu détail la pertinence et la très grande variété des choix artistiques (2). Quarante ans plus tard, les Frac réunissent près de 40 000 œuvres, représentant plus de 6 000 artistes, et continuent leur chemin avec sérénité. Pourtant, contre toute évidence, les accusations d’art officiel se multiplient. Peut-on qualifier d’« art officiel » les collections d’architecture du Frac de la région Centre ? C’est aujourd’hui la deuxième collection la plus importante au monde de ce type. Art officiel, les acquisitions de design et mobilier du Frac Nord - Pas-de-Calais ? Art officiel, les collections d’Arte povera du Frac Rhône-Alpes ? Art officiel, les collections d’art photographique du Frac Aquitaine ?

Il faut attendre en 1986 une exposition des chefs-d’œuvre des Frac présentée rue Berryer [à l’hôtel Salomon de Rothschild, Paris-8e] pour que les critiques parisiens reconnaissent que les choix sont pertinents, souvent d’avant-garde, toujours intéressants. Et les critiques sur l’amateurisme des Frac cessent comme par enchantement. De même qu’avaient cessé dès le lendemain de son ouverture celles qui dénonçaient le Centre Pompidou. Question d’appréciation du sens de l’histoire, sans doute.

Adviennent alors des critiques non plus fondées sur les choix artistiques mais sur la politique culturelle même que représentent les Frac. Leur chantre est encore Dominique Bozo. Ce pourfendeur initial du Centre Pompidou est nommé en remplacement de Pontus Hultén à la tête du Musée national d’art moderne en 1982. Il prend évidemment le contre-pied des choix muséographiques du Suédois et s’engage sur les voies strictement patrimoniales de l’art moderne. Il appelle [l’architecte] Gae Aulenti pour dresser des murs intérieurs dans le musée aérien dessiné par Renzo Piano. Il entame surtout une croisade contre les Frac : « de l’argent gaspillé », dit-il, qui aurait gagné à être investi dans un musée national d’art moderne (-bis) en région, à Marseille ou à Lille. En réalité, une vision étriquée qui aurait concerné un ou deux millions d’usagers potentiels et laissé les régions de France dans un désert. La sociologue Raymonde Moulin analyse avec pertinence dans son livre L’artiste, l’institution et le marché (1992, [éd. Flammarion]) la méthode Bozo et la méthode Mollard. Pour Bozo, priorité aux musées et à l’art moderne. Pour Mollard, priorité à des fonds d’art contemporain acquis auprès de jeunes artistes, à des conditions économiques avantageuses, tout en favorisant des présentation légères et expérimentales dans des lieux innovants et mobiles – centres d’art contemporain mais aussi établissements scolaires, halls de banque, salles municipales, maisons des jeunes et de la culture, etc. D’un côté, un deuxième temple de l’art moderne et contemporain, de l’autre, un fourmillement d’initiatives prises en direction des publics.

Il fallait aller vite pour poser des actes irréversibles. J’avais raison car, en 1987, Dominique Bozo, qui m’a succédé à la Délégation aux arts plastiques, tente de supprimer les Frac. Il échoue car nous avions assez consolidé ces vivantes organisations et avions tellement convaincu les élus qu’ils s’unirent, à droite comme à gauche, pour les défendre dans leur originalité, leur paritarisme et leur vertu pédagogique et démocratique.

Les musées s’ouvrent à l’art contemporain

On me reprocha de ne pas avoir prévu de bâtiments pour les abriter. Mais je savais que ces œuvres d’art seraient vivantes et qu’elles seraient assez fortes pour trouver naturellement des toits pour les abriter. C’est ce qui advint dans la plus grande diversité. Le premier toit fut construit [en 2000] à Carquefou, à 5 km de Nantes, avec expositions et résidences d’artistes. Aujourd’hui, une partie des œuvres de ce Frac [Pays de la Loire] est déposée au Musée d’arts de Nantes, une autre partie est présentée dans le bâtiment du Hangar à bananes du nouveau cœur de Nantes. À Dunkerque – et non pas à Lille –, les œuvres ont pris place dans un grand silo qui a été aménagé dans une architecture très novatrice. À Rennes, le Frac a pris racines dans un bâtiment de caractère plus muséographique. Que ce soit à Besançon, Lyon/Villeurbanne, Montpellier ou Toulouse, les Frac ont su trouver leurs racines et leurs toits, en conformité avec leurs missions initiales. Ils ont constitué un réseau unique au monde, beaucoup plus salué par la critique d’art américaine ou allemande que par celle de France.

Résultat : aujourd’hui en France, les grandes et belles expositions du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou ne font-elles pas une plus grande place à l’art moderne (c’est-à-dire aux artistes décédés) qu’aux artistes vivants ? En revanche, les collections des Frac donnent lieu chaque année à plusieurs centaines d’expositions dans des lieux de toutes sortes dont on évalue le nombre de visiteurs à environ un million. C’est sans doute moins spectaculaire, mais n’est-ce pas plus éducatif ? Et je constate avec bonheur que désormais la plupart des musées se sont ouverts à l’art contemporain. Le stimulus des Frac a aidé cette mutation.

Ce système unique au monde reste encore peu connu à Paris. Il constitue pourtant le volet « arts plastiques » d’une révolution qui aura comporté deux mouvements successifs, de 1971 à 1977, la révolution du Centre Pompidou et la reconnaissance nationale de l’art contemporain. Puis, de 1981 à 1986, la révolution de la décentralisation de l’art contemporain en France. J’ai la faiblesse de penser que ces deux révolutions ne sont pas pour rien dans le changement des mentalités de nos concitoyens, au regard de ce qu’il faut bien appeler la modernité. Le devenir des Frac, confrontés à ce succès même, est en revanche une autre question.

(1) « Les années Mitterrand, ou les “dix glorieuses” du ministère des artistes », par Michel Guerrin et Brigitte Salino, série « 1981-2021, la culture en héritage » (5/6), in Le Monde, 14 mai 2021.

(2) Yves-Michel Bernard, Origine et création des fonds régionaux d’art contemporain en France : 1981-1986, les années militantes, éd. Ter’la, 2015, Saint-Denis, La Réunion.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°569 du 11 juin 2021, avec le titre suivant : Fracas autour des Frac. Il y a quarante ans…

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