Exposition - Société

Que garder des années 1980 ?

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 16 novembre 2022 - 1922 mots

PARIS

Mises à l’honneur au MAD et dans plusieurs institutions, les années 1980 semblent à l’exact opposé de la décennie qui commence : polluantes, libres, exubérantes, ringardes, provocantes… Pourtant, l’époque fut le terreau d’un foisonnement créatif sans pareil.

Le Musée des arts décoratifs (MAD) a plongé dans ses archives comme dans un vieil album de famille pour redonner vie aux années 1980, celles-là mêmes qui l’ont vu accueillir les collections du Musée de l’affiche et de la publicité, créé en 1982, et celle du Musée des arts de la mode, ouvert en 1986. « Ces années […] sont vraiment les nôtres, entre design, mode et graphisme, toutes si intensément liées à l’histoire du MAD », écrit en préface du superbe catalogue Olivier Gabet, directeur de l’institution jusqu’à l’été dernier. L’exposition, haute en couleur, invite à porter sur cette période de « carambolage » un regard rétrospectif qui en mesure la richesse créative, au-delà des clichés attachés à une époque souvent décriée, dont nous sommes, sinon les orphelins, les héritiers.

Les années 1980 : tout ce qu’on honnit aujourd’hui ?

Qu’elle semble loin cette planète où l’on brûlait des billets de 500 francs en direct à la télé (Serge Gainsbourg, dans l’émission 7/7, en 1984), où l’on s’émerveillait des premiers bébés-éprouvette et où même la pub faisait mine de tenir ses promesses. Comme sur cette affiche, placardée dans l’Hexagone fin août 1981, annonçant, sous une jolie femme en bikini : « Le 2 septembre, j’enlève le haut. » Puis, après s’être exécutée : « Le 4 septembre, j’enlève le bas. » Vue depuis notre XXIe siècle, la décennie 1980 nous fait l’effet d’une période de démesure et d’excès, fortement teintée de sexisme. Elle incarne l’inconscience écologique et la frénésie consumériste, quand nous sommes aujourd’hui contraints à la sobriété énergétique et à « l’innovation frugale ». Années fric, années frime, dont la philosophie épicurienne nous semble aussi superficielle que périmée. C’est « l’ère du vide » telle que l’analysait le sociologue Gilles Lipovetsky, détectant dans ces temps individualistes une forme « d’hédonisme désenchanté ». Le fitness devient la nouvelle religion des masses. L’affairisme décomplexé se fend du sourire carnassier de Bernard Tapie. Derrière l’injonction à la jouissance pointe la tyrannie des apparences, leur insondable vacuité. « Le graffiti “Cache-toi, objet !” de 1968 a cédé la place aux slogans ludiques comme “Perrier, c’est fou !” », note la journaliste spécialiste de design Anne-Marie Fèvre (Années 80, mode, design, graphisme en France, éditions du MAD). Tournant le dos aux utopies libertaires des années 1960 et 1970, la société de consommation tourne avide. Quant à l’esthétique de ces années-là, elle nous paraît délicieusement kitsch, voire carrément ringarde. La scène musicale en offre une démonstration éloquente, ainsi que le souligne Julien Péquignot, coauteur avec Laurent Jullier d’un ouvrage sur l’histoire du clip, passant en revue les tics vestimentaires et capillaires (Le Clip. Histoire et esthétique, Armand Colin). « Glam rock avec épaulettes et manches de veste relevées, maquillage masculin et permanentes (Prince, Little Red Corvette, 1982), chemise à jabot (Prince encore, et The Cure), jean et salopette (Dexys Midnight Runners, Come on Eilee, 1982), zazou revisité avec cravate et veste en cuir (Laroche Valmont, T’as le look coco, 1984), taille haute, coupe mulet et costume ample aux couleurs néon sur t-shirt (Richard Dean Anderson dans la série MacGyver ou encore Daniel Balavoine dans Dieu que c’est beau, 1984), justaucorps et maillot de bain (Lio, Les brunes comptent pas pour des prunes, 1986), accessoires fluo (Dire Straits, Money for Nothing, 1985) ; mais aussi barbe à la Bee Gees et col de chemise ouvert (Toto, Africa, 1982), pantalons de cuir moulant (Guns N’ Roses, Welcome to the Jungle, 1987) »… La liste n’est pas exhaustive. Quarante ans plus tard, le sac banane, accessoire fétiche de cette époque, fait son retour sur les podiums et dans la rue, annonçant en 2019 un éphémère revival du look 80… Même les progrès technologiques des années 1980 sont obsolètes. Le Minitel n’a pas survécu à Internet. Le streaming a envoyé balader le walkman… Quant au TGV, relève Anne-Marie Fèvre, il roule tout droit vers « l’intense accélération » des modes de vie analysée dès 1977 par Paul Virilio. Pourtant, un parfum de nostalgie reste indéfectiblement attaché à cette époque qui symbolise aussi la fête, la vogue du nightclubbing, telle une traînée de poudre blanche, déferlant sur les grandes métropoles à la façon d’un véritable phénomène de société. Avec le recul, on fantasme dans cette fin de vingtième siècle une forme de légèreté. Le « light » s’invite d’ailleurs à l’époque dans les produits laitiers et les plats cuisinés. Mais que garder au fond des années 80 ?

Philippe Starck, Martin Szekely et Issey Miyake

La décennie 1980 marque, en France, l’avènement de la gauche au pouvoir – la droite gouvernait le pays depuis près de 25 ans. On le sait, le tandem François Mitterrand-Jack Lang fit beaucoup pour la culture, dont le budget fut considérablement augmenté et qui fut un marqueur du mitterrandisme. À la fois centrale et décentralisée – les 23 Frac sont créés à ce moment-là –, la culture est aussi envisagée comme un ensemble de pratiques non hiérarchisées. Le jazz, la musique de variété, le hip-hop, la bande dessinée, la mode, le design, etc. font ainsi l’objet de politiques publiques. Les festivals se multiplient. La création contemporaine est officiellement valorisée comme un facteur d’embellie, y compris économique. Ce climat est propice à un foisonnement créatif que l’on observe notamment dans le design, avec un étonnant télescopage de styles. Un esprit de « carambolage » que défendit par exemple la Galerie Néotú, rappelle Karine Lacquemant, l’une des quatre commissaires de l’exposition du MAD. Fondée en 1984 par Gérard Dalmon et Pierre Staudenmeyer, cette galerie de design faisait en effet se côtoyer la chaise « Barbare » en fer martelé patiné bronze antique et assise en peau de poulain d’Élisabeth Garouste et Mattia Bonetti avec l’assise « Carbone » aux lignes ascétiques de Martin Szekely. Son appellation même, qui sonnait comme un vocable japonisant, posait le constat d’un brassage d’influences. « Nous cherchions vainement un nom et Pierre lança un mot d’esprit : “Néo Tout”. On l’écrira Néotù », se souvient Gérard Dalmon. Quant à la Galerie Avant-Scène, elle présentait aussi bien les meubles et objets colorés signés des membres italiens du groupe Memphis, Sottsass en tête, que les formes épurées du japonais Kuramata. Sous l’impulsion d’Andrée Putman, les amateurs d’avant-garde succombent au même moment au charme du mobilier vintage. En créant en 1978 la société Ecart International, la décoratrice restaure, réédite et diffuse en effet le mobilier Art déco de René Herbst, Jean-Michel Frank, Pierre Chareau ou Eileen Gray, avec un véritable succès commercial pour la chaise en métal laqué de Robert Mallet-Stevens. Les années 1980 sont-elles nos années 1930 ? C’est ce que laissent penser deux événements récemment organisés par la galerie parisienne Jousse Entreprise, qui fit redécouvrir les designers des années 1950 et 1960, mais qui vient de dédier deux expositions aux créations iconiques « eighties » de Martin Szekely et de Philippe Starck, dont la cote pourrait bien s’emballer, conformément à la logique des cycles. On doit également à Jack Lang d’avoir fait en sorte que la mode soit reconnue comme un art à part entière, exposée et collectionnée par les musées, et défilant pour la première fois dans la Cour carrée du Louvre. C’est le sémillant ministre qui suggère à Danielle Mitterrand de s’habiller en Mugler. Les années 1980 voient aussi l’arrivée à Paris des couturiers japonais et l’envol d’Issey Miyake. Celui-ci invente au cours de la décennie ses fameux plissés, les Pleats Please, inspirés par les drapés de Madeleine Vionnet (1876-1975) et les possibilités techniques du polyester, qui garde éternellement la mémoire du pli. Moins de deux mois après le décès, le 5 août dernier, de ce génie de la mode, le défilé de sa dernière collection réalisée par son successeur, Satoshi Kondo, fut en partie performé par des danseurs, sur une composition écrite et interprétée par le pianiste Koki Nakano. Une chorégraphie dont la liberté de mouvement soulignait celle de ce prêt-à-porter toujours actuel, et contemporain.

Le Café Costes décoré par Philippe Starck, Paris, 1984. © Deidi Von Schaewen
Le Café Costes décoré par Philippe Starck, Paris, 1984.
© Deidi Von Schaewen
La naissance du quartier Beaubourg

La première édition de la Biennale d’architecture de Venise, placée sous le signe de la « présence du passé » et du « postmoderne », a lieu en 1980. Une thématique qui résume bien les tensions contraires qui traversent la création. Fabrice Emaer, le propriétaire du Palace, confie alors à Gérard Garouste la conception du Privilège, le club sélect bien nommé réservé, au sous-sol, aux habitués. L’artiste conçoit un écrin théâtral inspiré de Cocteau et de l’univers du décorateur et créateur de costumes Christian Bérard… Ces allers-retours entre le passé et le présent s’inscrivent jusque dans le paysage parisien dont le patrimoine architectural est chahuté par cette décennie avec des interventions d’artistes et d’architectes désormais fondues dans le paysage urbain. Ainsi de la pyramide du Louvre de Pei ou des colonnes de Buren au Palais-Royal, précédées par l’ouverture du Centre Georges Pompidou. En sortant du musée, on pouvait d’ailleurs s’attabler au Café Costes, dont l’aménagement fut confié par l’entrepreneur Jean-Louis Costes à Philippe Starck, lequel venait de décorer les appartements privés du palais de l’Élysée. « Ce sera beau et triste comme le buffet de la gare de Prague », assure alors le designer, qui a le sens de la formule et anticipe à son insu la fin de ce lieu « branché », vendu dix ans plus tard à une marque de la grande distribution. En attendant, le quartier de Beaubourg connaît alors un nouvel essor, attirant aussi bien les galeries de mobilier que les nouvelles vitrines de l’art. En septembre 1982, douze galeries des Halles s’entendent pour organiser leur vernissage le même jour. Daniel Templon montre des toiles de Jörg Immendorff, Yvon Lambert présente Helmut Middendorf, Ghislaine Hussenot et Chantal Crousel exposent les photographies d’une certaine Cindy Sherman… Autant de précurseurs toujours activité – Yvon Lambert a depuis fermé pour ouvrir une librairie d’art. Quant au terme de galeriste, il entre dans le Petit Robert en 1981 (Julie Verlaine, Daniel Templon, une histoire d’art contemporain, Flammarion). Cette année-là, Niki de Saint Phalle, qui réalise déjà du mobilier, lance son propre parfum, dont les recettes sont investies dans son Jardin des Tarots. Bientôt, Christo va emballer le Pont-Neuf – et le public, qui se presse sur les quais de Seine. Gérard Garouste, pour sa part, est aujourd’hui à l’affiche du Centre Pompidou, qui lui consacre actuellement une rétrospective. Aux Abattoirs, à Toulouse, une exposition célèbre les années 1980 et 1990 de Niki de Saint Phalle. Cette décennie résonne ainsi encore avec la nôtre. À l’heure de la géolocalisation, des caméras de surveillance, de la commercialisation des données personnelles, etc., son souvenir témoigne d’une liberté débridée qui fut propice à la création.

"Années 1980", l’exposition du MAD 

C’est une exposition kaléidoscopique qui se déploie dans la Grande Nef pour rendre compte de la création des années 1980 dans sa diversité. Une décennie de mode, de design, de graphisme, vue par quatre commissaires (Amélie Gastaut, conservatrice en chef ; Karine Lacquemant, attachée de conservation ; Mathilde Le Corre, commissaire indépendante et Sébastien Quéquet, attaché de conservation) à travers une sélection dans les collections de 700 items (objets, mobilier, affiches, photographies, pochettes de disques, fanzines, etc.). Podiums jaune, gris, bleu et bordeaux, sol rayé de tranches framboise et pistache, sas réservé aux clips vidéo : pensée en écho aux carambolages de styles et d’influences, la scénographie acidulée est signée Adrien Rovero.

Anne-Cécile Sanchez

 

« Années 80. Mode, design et graphisme en France »,

jusqu’au 16 avril 2023. Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris-1er. Du mardi au dimanche de 11 h à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 14 et 10 €. madparis.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : Que garder des années 1980 ?

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