Royaume-Uni - Prix

Un Turner Prize de plus en plus dicté par les enjeux sociaux

Par Camille Pecoroni · lejournaldesarts.fr

Le 11 décembre 2025 - 826 mots

Le prix d’art contemporain britannique récompense cette année, Nnena Kalu (59 ans), une artiste en situation de handicap.

Nnena Kalu au travail dans son atelier. Courtesy ActionSpace
Nnena Kalu au travail dans son atelier.
Courtesy ActionSpace

L’écossaise Nnena Kalu (née en 1966) marque une nouvelle étape dans l’histoire sociétale du Turner Prize. Elle devient la première personne en situation de handicap à remporter le prix, lors de la cérémonie à Bradford. Ses œuvres – d’importantes sculptures abstraites confectionnées à partir de matériaux de récupération – ont séduit le jury par leur originalité.

Nnena Kalu a devancé trois autres finalistes aux profils éclectiques : la jeune photographe britannique Rene Matic (28 ans), le peintre Mohammed Sami (41 ans), né à Bagdad et installé à Londres, et l’artiste Zadie Xa (42 ans), canadienne d’origine coréenne basée au Royaume-Uni. Chacun d’eux repart avec une récompense de 10 000 livres (11 500 euros) tandis que Nnena Kalu reçoit 25 000 livres (28 000 euros). Leurs travaux sont exposés jusqu’en février 2026 à la Cartwhright Hall Art Gallery de Bradford, capitale britannique de la culture.

Cette nomination brise un plafond de verre, pour Charlotte Hollinshead, membre de l’association britannique ActionSpace. Celle-ci travaille avec des artistes ayant des difficultés d’apprentissage. Sur la BBC, Alex Farquharson, directeur de la Tate Britain et président du jury, a cependant expliqué qu’« il ne s'agissait pas de vouloir avant tout décerner le prix à Nnena en tant que première artiste neurodivergente » mais « plutôt d'une réelle conviction quant à la qualité et à l'originalité de sa pratique, indissociable de son identité ».

Œuvres de Nnena Kalu exposées pour le concours du Turner Prize 2025. © David Levene
Œuvres de Nnena Kalu exposées pour le concours du Turner Prize.
© David Levene

Dans les années 1990, le prix défrayait la chronique pour ses œuvres provocatrices. My Bed de Tracey Emin – son propre lit en désordre, entouré d’objets intimes – a fait scandale lors de son exposition en 1999. L’œuvre éclipse même le lauréat de cette année-là, Steve McQueen. C’est ainsi qu’en 2002, le ministre de la Culture, Kim Howells, condamna publiquement l’exposition du Turner Prize comme étant de la « connerie conceptuelle ».

A l’origine exclusivement attribué à des artistes britanniques, le Turner Prize s’est ouvert en 2000 à d’autres nationalités. En 2013, la  française Laure Prouvost a remporté le prix pour son installation Wantee. C’est à ce jour la seule française. 

Outre les œuvres elles-mêmes, le Turner Prize a longtemps été critiqué pour favoriser un petit cercle d’artistes, souvent soutenus par les grandes galeries londoniennes. Le collectionneur Charles Saatchi, figure clé du marché à l’époque, en a été un acteur majeur.

Mais depuis quelque temps le prix s’est engagé dans l’inclusion et la diversité, un choix assumé. En 2015, le collectif d’architectes Assemble crée la surprise en remportant le prix pour un projet de réhabilitation urbaine communautaire à Liverpool. Le Turner Prize s’ouvre alors à des pratiques au-delà des arts plastiques classiques. Dans cette même logique, l’année 2019 marque un moment inédit : le jury accède à la demande des quatre finalistes (Lawrence Ahu Hamdan, Helen Cammock, Oscar Murillo et Tai Shani) et leur attribue collectivement un prix, plutôt que de désigner un seul gagnant. Ce geste symbolique, au nom de la solidarité, consistait à rejeter la compétition individuelle.

Cette tendance se poursuit en 2021, avec une sélection exclusivement composée de collectifs. Le collectif nord-irlandais Array remporte alors le prix pour une installation mêlant folklore et revendications sociopolitiques. Une orientation saluée par certains, mais aussi critiquée. Plusieurs voix y ont vu un excès de « bien-pensance ». Le Guardian souligne que cette décision de ne retenir que des collectifs risquait de privilégier le message social au détriment de l’attrait artistique qui faisait autrefois le sel du Turner Prize.

En parallèle, le profil des lauréats s’est diversifié. Historiquement, de 1991 à 2016, une limite d’âge fixée à 50 ans favorisait les jeunes artistes. Depuis sa suppression en 2017, des artistes d’une génération plus mûre ont été mis en avant. En 2022, Veronica Ryan, sculptrice primée est devenu à 66 ans la plus âgée des gagnants. Nnena Kalu a 59 ans.

Nnena Kalu, lauréate du Turner Prize 2025, devant l'une de ses œuvres. © James Speakman
Nnena Kalu, lauréate du Turner Prize 2025, devant l'une de ses œuvres.
© James Speakman

Cette évolution s’accompagne d’un élargissement géographique. Depuis les années 2010, l’exposition des finalistes est délocalisée hors de Londres une année sur deux. Mais là encore, les critiques fusent. Waldemar Janusz, critique d’art britannique, a fustigé un Turner Prize nomade devenu selon lui un outil de « propagande », imposé par la Tate à des régions peu demandeuses.

Malgré ces débats, l’organisation du Turner Prize reste inchangée sur un point : chaque année, un jury indépendant, composé d’experts du monde de l’art, sélectionne les finalistes puis désigne le lauréat. L’audience du prix a longtemps été amplifiée par la télévision. En 1991, Channel 4 - qui sponsorisait le prix - retransmettait la cérémonie en direct. Depuis 2018, la BBC a pris le relais. La cérémonie est diffusée en direct sur les chaînes du groupe public britannique ou en streaming.

La pertinence du Turner Prize continue de faire l’objet de vifs échanges. À l’occasion de son 40e anniversaire en 2024, certains critiques l’ont jugé à bout de souffle : « un prix usé, embarrassant, bon pour la réforme ou la retraite » a cinglé la critique d’art du Times. À l’inverse, d’autres observateurs ont salué une édition récemment « en phase avec son époque ».

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