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RÉTROVISION

1793 : les attributions divisent déjà les experts

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 16 juin 2019 - 822 mots

PARIS

Les polémiques sur les attributions ne sont pas récentes. Ainsi, juste après la Révolution, un célèbre marchand de tableaux conteste vivement plusieurs paternités lors de la première exposition publique organisée par le Musée du Louvre, alors dénommé Muséum national.

Lebrun Autoportrait 1795 © RKD Images/PD-Art.
Jean-Baptiste-Pierre Lebrun, Autoportrait, 1795, huile sur toile, 131 x 99 cm, collection particulière.

Le 27 juin scellera sans doute le destin du présumé « Caravage de Toulouse ». Le marché de l’art devrait en effet statuer sur la paternité du désormais célèbre Judith et Holopherne, à l’occasion de sa mise aux enchères à Toulouse.

Impossible de l’ignorer, l’attribution de ce tableau non signé divise âprement les experts et tient en haleine le monde de l’art, depuis l’annonce de sa découverte en 2016. Cette affaire très médiatisée n’est en réalité qu’un des nombreux cas d’attributions polémiques, donnant de plus en plus souvent lieu à des querelles d’experts. Presque chaque année, des œuvres putatives de Van Gogh, de Rembrandt ou de Léonard défraient ainsi la chronique et voient s’affronter des avis contradictoires. Accélération du temps médiatique et spéculation sur les grands maîtres obligent, ces débats, souvent virulents, trouvent aujourd’hui un écho démultiplié. Toutefois, ils ne constituent pas un phénomène nouveau puisque ces controverses sont presque aussi anciennes que la pratique même des attributions.

Les artistes de l’ancienne Académie royale de peinture dénigrés

La première grande polémique remonte ainsi à 1793. Elle éclate lors de la première exposition publique organisée par le Musée du Louvre, que l’on nomme alors le « Muséum national ». Fruit de la Révolution française, cet établissement a vu affluer des quantités astronomiques d’œuvres d’art provenant de saisies chez les émigrés et dans les propriétés du clergé. Or nombre de ces pièces n’étaient pas signées ou documentées. Avant de les présenter au public, il fallait donc les authentifier et identifier leur auteur. Un travail confié aux membres de la commission du Muséum, instance composée essentiellement d’artistes de l’ancienne Académie royale de peinture, tels Jean-Baptiste Regnault ou François-André Vincent. Les conclusions des auteurs du catalogue vont être ardemment contestées par Jean-Baptiste Lebrun [voir ill.], fameux marchand de tableaux parisien et connoisseur éminemment respecté. Ce dernier dénonce alors de nombreuses erreurs d’attribution et prend l’opinion à partie. En polémiste averti, l’expert publie un opuscule qui tient autant de l’ouvrage scientifique que du libelle. Dans ses Observations sur le Muséum national, il pointe ainsi plus de quarante erreurs d’attribution et dénigre publiquement les spécialistes qui en sont à l’origine.

La longue mise à l’index des auteurs du catalogue s’ouvre sur le Christ au tombeau. Un tableau que les experts du Muséum ont fait acheter, au prix fort, en tant qu’œuvre de Raphaël, mais qui, d’après le citoyen Lebrun, n’est qu’une vile copie. « Les membres de cette commission firent porter à la tribune de la Convention cette découverte, valant plus de 300 000 livres », précise-t-il. Avant de trancher, cinglant, « cette superbe découverte, tant vantée, n’est qu’une copie de l’original peint sur bois, qui est au palais Borghèse, à Rome ».

Des copies, des œuvres d’atelier et des confusions d’écoles

Au fil des pages de son opuscule, Lebrun inventorie les autres attributions qu’il réfute et prend un malin plaisir à invalider le jugement de la commission, en classant même les attributions problématiques selon des catégories. Outre les copies prises pour des originaux, il décèle des œuvres d’élèves prises pour celles de leur maître, des mauvaises identifications de maîtres, mais aussi des confusions entre écoles. Parfois, il identifie même plusieurs problèmes dans une seule attribution. Par exemple, deux tableaux donnés à Gérard Dou seraient en réalité de la main de Guillaume Miéris. L’expert avance qu’il s’agit donc du cas d’un « élève d’élève pris pour le maître». Dans d’autres cas, il détecte une « copie prise pour l’original, lequel est d’un autre maître ». Comme pour le tableau portant le numéro 190 « attribué à Elizabeth Cirani » dans lequel il identifie « une copie d’après le Guide ». Pour enfoncer le clou et souligner la prétendue incompétence de la commission, il assortit parfois son rectificatif d’une observation discréditant encore plus leurs conclusions. Concernant la peinture numéro 191, il fait ainsi remarquer : « Il ne faut pas être grand connoisseur pour juger que le tableau est entièrement de Rubens. » Autre exemple, pour le tableau 420, il explique que non seulement il ne s’agit pas d’un original mais que celui-ci est une « copie molle et lourde ».

La brochure éditée par Lebrun est de fait un réquisitoire contre les membres de la commission, qui va virer au camouflet institutionnel. En rendant publiques ses divergences, Lebrun opte ainsi pour une stratégie de communication très moderne, et payante. Car cette querelle est aussi une opération de légitimation comme de publicité pour l’expert. En effet, si la réputation des membres de la commission ressort ternie de cette affaire, la controverse donne un sacré coup de pouce à la carrière du marchand expert. Car pour éviter le scandale, les autorités préfèrent avoir le polémiste à leur côté plutôt que face à elles. Lebrun se voit ainsi, contre toute attente, confier la rédaction du premier inventaire général du Muséum national.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°525 du 7 juin 2019, avec le titre suivant : 1793 : les attributions divisent déjà les experts

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