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Les coulisses des attributions

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 25 avril 2019 - 1879 mots

Aussi ancienne que l’histoire de l’art, l’attribution, action qui consiste à attribuer ou non la paternité d’une œuvre à un artiste, prend un tour nouveau. Encouragée par un marché de l’art toujours plus spéculatif, la discipline revêt des enjeux importants pour ceux qui attribuent comme pour ceux qui acquièrent ou possèdent l’œuvre.

On a découvert un Caravage, on a identifié la main de Léonard dans un dessin d’atelier, ou, a contrario, on a désattribué un Rembrandt. Ces événements, jadis cantonnés à la sphère des connaisseurs, font de plus en plus régulièrement les gros titres, révélant l’engouement viscéral de notre société pour le vedettariat et les records de vente. Dans l’inconscient collectif, ces changements de paternité modifient en effet l’aura des œuvres ; ils ont aussi plus prosaïquement un impact considérable sur leur valeur pécuniaire. Un exemple parmi d’autres : le Portrait d’un jeune homme attribué au cercle de Rembrandt récemment acquis par Jan Six, expert néerlandais. Le galeriste au nez creux, qui était sûr de se trouver face à une œuvre authentique, l’a fait analyser puis avaliser par le spécialiste du maître. Un coup gagnant, car Six devrait réaliser une coquette plus-value, la presse néerlandaise avançant que le tableau acheté 150 000 euros pourrait être revendu mille fois plus cher ! Preuve supplémentaire de l’intérêt populaire pour ces questions, pourtant techniques, le livre que le galeriste a tiré de cette aventure est un succès de librairie aux Pays-Bas.

Fait rarissime, cette découverte n’a pas déclenché de querelle d’experts, comme c’est presque systématiquement le cas pour les réattributions importantes. « Les controverses ne sont pas nouvelles, elles sont même constitutives du discours sur l’attribution. Le premier catalogue du Musée du Louvre (1793) fut l’objet d’une vive controverse car, sitôt publié, le marchand Jean-Baptiste Lebrun fit la liste de toutes les erreurs d’attribution publiées dans le catalogue », explique Charlotte Guichard, directrice de recherche au CNRS, spécialiste des cultures visuelles. « Lebrun a clairement utilisé cette controverse pour promouvoir sa carrière et sa réputation. Et, de fait, attribuer un tableau a toujours été, et demeure, un moyen de se faire un nom : cette activité, qui repose parfois sur des coups d’éclat, participe de la carrière classique d’un expert. »

Le nom de l’artiste avant la qualité de l’œuvre

Aujourd’hui, ces controverses prennent toutefois une ampleur inédite en raison de la mutation du marché de l’art, toujours plus spéculatif. « Le marché de l’art ancien, qui était traditionnellement plus savant avec de vrais amateurs et des sommes importantes, mais relativement raisonnables, ressemble de plus en plus au marché de l’art contemporain », remarque Claudia Salvi, experte en peinture ancienne spécialiste de la nature morte. « Il y a de plus en plus d’acheteurs qui veulent investir, faire des coups, et cela change la donne. » Un constat d’autant plus frappant pour les artistes dont on connaît très peu d’œuvres en circulation. Tout le monde se rappelle ainsi l’enchère stratosphérique du Salvator Mundi. Le tableau présumé de Léonard de Vinci, à l’attribution on ne peut plus contestée, s’est envolé à 450 millions de dollars fin 2017. L’œuvre a été achetée pour le tout jeune Musée du Louvre Abu Dhabi, qui a vu en elle un outil de légitimation puisque seule une poignée d’institutions peuvent se targuer d’avoir en leur possession un Léonard. Posséder un de ses tableaux vaut donc toutes les controverses possibles.

Par ailleurs, le débat autour d’une œuvre aussi médiatisée peut également créer le buzz et distinguer l’établissement dans un secteur éminemment concurrentiel. À l’heure du branding et de la communication, certains noms sont clairement devenus des marques à même de déchaîner les passions et ces changements de paternité ont parfois des conséquences sidérantes qui en disent long sur le fétichisme de notre époque pour les marques, tant la question du nom occulte toutes les autres, à commencer par la qualité d’une œuvre ou son intérêt historique. Une situation d’autant plus ubuesque que les attributions ne sont pas gravées dans le marbre. Comme l’a montré le destin du Vieux Rabbin, entré au XVIIIe siècle dans la collection du duc de Bedford comme un tableau de Rembrandt. Au XXe siècle, son authenticité a été contestée et, tombée de son piédestal et reléguée au rang d’œuvre d’atelier, elle a été purement et simplement décrochée des cimaises de Woburn Abbey. Quand, en 2012, l’œuvre est réhabilitée par un éminent spécialiste, elle est de nouveau exposée, tandis que le musée et les médias communiquent abondamment sur l’apparition d’un « nouveau » Rembrandt.

Connaissances affinées et changement de mentalité

Au cours du XXe siècle, le corpus de Rembrandt a ainsi été vigoureusement écrémé, comme celui de Velázquez, qui a été divisé par deux, ou celui de Brueghel également drastiquement revu à la baisse. « Il y a encore quelques décennies, dès qu’un tableau de fête villageoise apparaissait, il était systématiquement donné à Brueghel. Depuis, les chercheurs ont beaucoup affiné leurs connaissances et on ne dénombre plus, officiellement, que trois kermesses et noces villageoises de sa main. Parallèlement, les noms d’autres artistes moins célèbres ont refait surface », précise Sandrine Vézilier-Dussart, directrice du Musée de Flandre et commissaire d’une ambitieuse exposition sur ce sujet fleuve.

Depuis les années 1970, la multiplication des expositions a d’ailleurs constitué un terreau fertile pour passer au crible des corpus et confronter des œuvres, remettant en cause des attributions antérieures. En outre, l’extraordinaire démocratisation de l’enseignement universitaire de l’histoire de l’art a encore accentué cette vague de fond en générant un vivier inédit de jeunes chercheurs se spécialisant parfois sur d’illustres inconnus. L’étude de leurs corpus et la réalisation de catalogues raisonnés enrichit de fait considérablement le panorama de l’art et induit des changements d’auteur. Proposer « son » attribution est d’ailleurs devenu le passage obligé pour un chercheur afin de se faire reconnaître par ses pairs, et de se distinguer dans un secteur où les places sont chères. Cet élagage des fonds des artistes phares est aussi le fruit d’un profond changement de mentalité sur la notion d’auctorialité.

À la recherche du Graal absolu

Des quantités astronomiques de tableaux hier considérés comme authentiques, car produits sous la supervision d’un maître, sont aujourd’hui disqualifiés car exécutés par des membres de son atelier. Or, on le sait, les plus grands artistes occidentaux étaient presque tous entourés d’assistants à qui ils déléguaient la réalisation des œuvres, dont ils avaient au préalable conçu la composition. Selon les cas, le maître pouvant réaliser certaines parties, comme le visage d’un portrait. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, à la lumière de nos critères actuels, certains autoportraits de Rembrandt ont même été peints par ses élèves. Cette conception du chef d’entreprise, bien éloignée de nos critères d’authenticité fondés sur le mythe du génie et sur l’unicité du chef-d’œuvre, était totalement admise jusqu’au XIXe siècle.

Aujourd’hui, au contraire, on traque les œuvres dites « d’atelier » pour trouver le Graal absolu : le prototype exécuté par le maître, reléguant les autres versions au statut guère enviable de copies. Cette quête s’est récemment accentuée grâce aux possibilités ouvertes par les progrès de l’imagerie. « Mais, avec les questions qu’elles ouvrent, les avancées technologiques montrent aussi la limite de ces préconceptions que nous avons sur les tableaux : on peut voir apparaître des mains multiples et il est bien souvent difficile de reconstituer fidèlement une chaîne opératoire », souligne Charlotte Guichard. « Elles rebattent les cartes et amènent à des opérations de désattribution qui paraissent parfois exagérées puisque l’on sait que, dans les ateliers de la Renaissance ou des âges médiéval ou classique, il était courant qu’un tableau soit fait à plusieurs mains. »

De fait, en moins d’un demi-siècle, les progrès spectaculaires de l’imagerie ont permis de scruter toujours plus en profondeur les tableaux, conduisant à revoir considérablement certaines opinions. « Au début des années 2000, il y avait une vingtaine de méthodes de laboratoire ; depuis, il s’en crée environ une par an. Le numérique a aussi changé la donne car la définition des documents s’est considérablement améliorée. De plus, Internet a permis une diffusion considérable des informations et des images », note Gérard de Wallens, professeur à l’Institut royal d’histoire de l’art et d’archéologie de Bruxelles où il enseigne l’archéométrie picturale. « Tous ces éléments, conjugués à l’affinement des connaissances historiques, expliquent qu’il y ait eu de profondes remises en question sur le travail des artistes et certaines attributions. »

Le rôle de l’expert

Pourtant, il demeure impossible de prouver scientifiquement qu’une œuvre, non documentée, a été exécutée par un artiste présumé. Les chercheurs ne peuvent que croiser des faisceaux d’indices et livrer leurs conclusions, ce qui laisse le champ libre au débat. D’autant plus que l’histoire de l’art est encore dominée par les « œils », ces experts qui fascinent par leur don d’identifier une main à l’œil nu. « En France, la primauté du regard sur les sciences de laboratoire s’explique par une longue tradition de connaisseurs et une histoire de l’art très littéraire et philosophique », observe Gérard de Wallens. « C’est un peu paradoxal, car les archéologues se sont rapidement emparés de ces nouvelles technologies pour envisager leur discipline de manière très scientifique et circonstanciée. » De fait, les experts jouissent toujours d’un prestige considérable et l’avis des plus réputés d’entre eux vaut de l’or, alors même que leur approche est en partie subjective.

« À la manière d’un médecin, nous posons un diagnostic. Ce n’est pas une science exacte car il y a une part de subjectivité ; c’est pourquoi l’expert devrait toujours rester modeste et ne pas se laisser influencer par la pression psychologique ou financière », confie Claudia Salvi. « Or, à partir du moment où des sommes importantes sont en jeu, il y a clairement un manque de transparence et de déontologie. Le cas des experts-marchands constitue, par exemple, un mélange des genres problématique, car leur double casquette peut engendrer des conflits d’intérêts. » En effet, les experts-marchands prennent généralement un pourcentage sur les ventes. Un intéressement qui n’est sans doute pas étranger à l’ardeur que mettent certains experts à défendre des attributions flatteuses mais controversées.

Le dénouement du feuilleton Caravage ? 

Le 27 juin marquera peut-être la fin du feuilleton qui agite le monde de l’art depuis le printemps 2016. Le désormais célèbre Judith et Holopherne, attribué par certains experts au Caravage, sera proposé ce jour-là aux enchères à Toulouse par Marc Labarbe, le commissaire-priseur qui l’a découvert dans des conditions rocambolesques. On s’en souvient, l’œuvre oubliée depuis des lustres dans un grenier avait été retrouvée fortuitement, grâce à un dégât des eaux. Expertisée ensuite par le cabinet Turquin à Paris et attribuée au Caravage, elle n’a cessé depuis de susciter le débat, opposant deux blocs de spécialistes à l’opinion irréconciliable. Un camp, réunissant entre autres pointures Nicola Spinosa et Jean-Pierre Cuzin, affirme qu’il s’agit d’une œuvre authentique, tandis que l’autre camp soutient qu’il s’agit d’une copie. Mina Gregori avançant le nom d’Artemisia Gentileschi et Gianni Papi celui de Louis Finson, peintre dont on connaît une version très proche dans une collection napolitaine. Cette controverse semble avoir dissuadé l’État d’acquérir le tableau, puisqu’après l’avoir classé « trésor national », il a finalement délivré son certificat d’exportation. Malgré des analyses scientifiques et une campagne de restauration, aucun consensus n’a pu être trouvé entre les spécialistes. Face au doute et à l’estimation pharaonique de l’œuvre – 120 millions d’euros tout de même –, l’État a donc préféré que le tableau passe sous le marteau. Selon la formule consacrée, c’est donc le marché qui tranchera.

Isabelle Manca

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Les coulisses des attributions

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