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Deaccessionning

Ces musées américains qui cèdent leurs œuvres

La vente d’œuvres des collections muséales reste largement pratiquée aux États-Unis en dépit de la volonté des donateurs, et des voix qui s’élèvent contre

Par Kate Deimling (Correspondante à New York) · Le Journal des Arts

Le 12 février 2014 - 1337 mots

Interdit par la loi française, le deaccessionning (ou aliénation) des œuvres d’art dans les collections est une pratique courante pour les musées américains, de statut privé pour la plupart. Encadrée par l’association des directeurs de musées des États-Unis, la vente des œuvres devrait avoir pour seul objectif le financement de nouvelles acquisitions.

Aux États-Unis, loin d’être interdite, l’aliénation des biens est un outil de la gestion des musées. La plupart des musées américains étant des institutions privées, l’État ne s’occupe guère de la question. C’est une organisation de directeurs de musées d’art, l’American Association of Museum Directors (AAMD), qui établit le cadre dans lequel est permise l’aliénation des biens. Cadre assez vaste.

La politique de l’aliénation des biens selon l’AAMD
Selon les lignes directrices publiées par l’AAMD et généralement acceptées par les musées d’art américains, « l’aliénation d’œuvres est une partie légitime de la constitution et du maintien des collections [… ]. Les fonds provenant [de la vente] d’une œuvre ne seront pas utilisés pour les frais de fonctionnement ou les dépenses en immobilisations [mais] peuvent être utilisés seulement pour l’acquisition d’œuvres ». En 2008, l’AAMD a ainsi sanctionné le National Academy Museum de New York en défendant à ses membres de lui prêter des œuvres après que ce dernier a couvert ses frais de fonctionnement en se servant des 13,5 millions de dollars (9,1 millions d’euros) obtenus par la vente de deux tableaux américains du XIXe siècle. Deux ans plus tard, les sanctions ont été levées et le musée s’est engagé à ne pas renouveler son erreur. Désormais, les annonces de cessions d’œuvres par les musées dans les catalogues des maisons de ventes sont toujours accompagnées de la mention : « pour contribuer aux acquisitions futures ».

Parmi les critères justifiant l’aliénation des biens mis en place par l’AAMD, figurent ceux-ci, rarement invoqués : « la condition physique de l’œuvre est si mauvaise que sa restauration n’est pas réalisable », et « l’œuvre a peut-être été volée ou importée illégalement ». Mais un critère en particulier se prête à une utilisation en toute occasion : « L’œuvre est vendue dans le cadre de l’effort du musée pour affiner et améliorer ses collections, conformément aux objectifs de collection lus et approuvés par le conseil d’administration ou l’organisme qui gouverne le musée. »

Parfois les musées modifient leur mission, le plus souvent pour l’art contemporain. C’est la raison pour laquelle l’Albright-Knox Art Gallery à Buffalo (New York) a vendu près de 200 œuvres en 2007, y compris un bronze romain qui lui a rapporté à lui seul 25,5 millions de dollars (21,1 millions d’euros) (1). Bien que cinq membres de la Buffalo Fine Arts Academy aient intenté une action en justice pour empêcher cette vente, le juge a décidé que le conseil d’administration avait le droit de gérer la collection comme bon lui semble.

Le rôle limité de l’état
Les musées sont des organisations à but non lucratif qui doivent gérer leurs collections pour le bien public. Selon la loi fédérale, chaque musée est régi par les lois de l’État où il se trouve. C’est le procureur général d’État (apparenté au ministre de la Justice en France) qui est chargé de surveiller les fondations d’utilité publique. Mais il est rare que celui-ci intervienne dans les affaires des musées. L’État de New York est le seul qui, en 2011, a promulgué une loi sur l’aliénation des biens, laquelle reprend les préconisations principales de l’AAMD. Cet État est aussi le seul à avoir imposé une obligation légale exceptionnelle au Metropolitan Museum of Art (Met) : le musée doit publier tous les ans le montant des revenus obtenus par la vente d’œuvres en indiquant le titre de chaque pièce cédée plus de 50 000 dollars. Une décision émanant du procureur général du New York après un scandale survenu en 1972. Thomas Hoving, le directeur du Met à l’époque, avait acquis Juan de Pareja, un portrait peint par Vélasquez, chez Christie’s à Londres au prix de 5,5 millions de dollars. Après avoir gardé le secret pendant un an, Thomas Hoving a déclaré s’être servi d’un fonds qui existait depuis cinquante ans pour le financer. Mais John Canaday, critique au quotidien The New York Times, a révélé que le musée avait en réalité vendu Les Cueilleurs d’olives de Van Gogh et Singes dans la jungle du Douanier Rousseau pour acquérir le Vélasquez.

Des ventes qui s’accélèrent
La vente d’œuvres d’art se poursuit aujourd’hui de plus belle au Met. Depuis 2004 et uniquement chez Christie’s, ce dernier a cédé 426 œuvres, selon une porte-parole de la maison. L’écueil reste le même qu’en 1972 : vendre des œuvres pour en acheter d’autres risque d’assujettir la collection muséale aux caprices et aux effets de mode. En outre, la volonté des donateurs, qui souhaitent que leurs œuvres d’art soient visibles au public, n’est plus respectée, la grande majorité des œuvres aliénées finissant en mains privées.

Aussi, ces ventes n’échappent pas aux critiques. Lors d’une table ronde organisée à l’université Columbia en octobre 2013, la critique d’art du New York Times Roberta Smith a qualifié de « stupide » la décision de la Pennsylvania Academy de céder East Wind Over Weehawken, (1934) un tableau d’Edward Hopper, précisant qu’« il est peu probable que l’institution achète quelque chose de meilleur ». Le tableau a été vendu chez Christie’s en décembre au prix de 40,5 millions de dollars (29,6 millions d’euros). Depuis plusieurs années, le MoMA est régulièrement critiqué pour la vente d’œuvres de la collection, mais son directeur, Glenn Lowry, a affirmé au New York Times en 2011 que « plusieurs des plus grandes œuvres de notre collection ont résulté de l’aliénation [d’autres œuvres] ».

Ces derniers temps, les revenus changent beaucoup d’une année sur l’autre. En 2013, le Met a vendu des œuvres pour un total de 5,42 millions de dollars. Le MoMA, lui, a récolté  3,85 millions de dollars en 2013, contre 29,2 millions en 2012 et 18,3 millions en 2011. Selon Margaret Doyle, directrice de la communication, la variation des chiffres est due au fait que « le musée procède, pour l’aliénation des biens, de manière stratégique, selon les analyses de la collection et les points forts ou les besoins à l’intérieur d’un département spécifique. » Les chiffres signalés reflètent la date effective de la vente des œuvres, et pas nécessairement l’année où a été prise la décision de les aliéner.
Le Lacma (Los Angeles County Museum of Art) a obtenu des revenus inférieurs à un million de dollars pour chacun des trois derniers exercices, mais en 2010 le chiffre était de 9 millions de dollars. Le Cleveland Museum of Art (Ohio) s’est séparé d’au moins 35 œuvres depuis 2011, et, pour la seule année 2013, ses ventes d’œuvres ont rapporté 12 millions de dollars.

Opérations transparentes
Rares sont les musées américains à ne pas autoriser l’aliénation des biens. Tel est le cas de la National Gallery of Art de Washington, dont la politique, selon sa porte-parole, « est de ne pas aliéner des biens de la collection permanente à l’exception de la vente d’éditions d’estampes, qui doit être approuvée par le conseil d’administration et qui se fait uniquement pour acquérir d’autres estampes ». Le fait d’être un musée national n’est pas un facteur déterminant ; la plus grande institution nationale, la Smithsonian Institution (Washington, D.C.), qui comprend six musées d’art, ne défend pas l’aliénation des biens.

Les musées proposent souvent à la vente des œuvres dont la place dans la collection semblait assurée. Ainsi, le MoMA a vendu des tableaux de Picasso (en 2003), de Braque (en 2001) et de Pollock (en 2004), et le Met a cédé un tableau de Tissot en octobre 2013 au prix de 2 millions de dollars chez Christie’s. Ces opérations sont, en général, transparentes ; certains musées publient même une liste d’œuvres vendues sur leur site Web. S’il paraît impossible de freiner la propension des  musées américains à vendredes œuvres de leur collection, les critiques ne peuvent qu’alerter le public sur la question.

Note

(1) Frais acheteur à déduire.

Légende photo

Edward Hopper, East Wind Over Weehawken, 1934, huile sur toile, 86,4 x 127,6 cm.
Vendu 40,5 M$ (29,6 M€) en décembre 2013 par la Pennsylvania Academy chez Christie's © Photo Christie's Images Limited

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°407 du 14 février 2014, avec le titre suivant : Ces musées américains qui cèdent leurs œuvres

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