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POLITIQUE CULTURELLE - La France et la scène arabe le grand paradoxe

Pourquoi la France ne soutient pas mieux la scène arabe

La France, malgré de nombreuses affinités, soutient peu les artistes contemporains du Maghreb et du Proche-Orient. Explications et plaidoyer pour un vrai engagement

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 21 juin 2017 - 2252 mots

Les scènes artistiques dans les pays arabes subissent, elles aussi, les conséquences des conflits et situations politiques. La France pourrait être en première ligne pour soutenir sur son sol des artistes venant de ces pays. Mais elle ne le fait pas ou trop peu. Explications.

France. Si c’est une commissaire française qui met cette année à l’honneur les artistes arabes à la Biennale de Venise, la France, elle, n’accueille sur son territoire aucun événement de grande ampleur destiné à promouvoir la création arabe. Causes structurelles, manque d’intérêt des élites ou résistances culturelles, les différents blocages révèlent une spécificité française dans la relation au monde arabe. Présents à Venise en 2017 grâce à Christine Macel, les artistes arabes exposent également depuis 1993 à la Biennale de Sharjah dans les Émirats arabes unis, puisqu’elle est consacrée à la création artistique arabe. Comme le rappelle l’artiste franco-marocain Mounir Fatmi, « la scène artistique arabe existe depuis longtemps, elle s’est construite sans l’Occident, mais cela fait vingt ans que des artistes arabes exposent dans les Biennales ! » À ce jour, en France, il n’existe pourtant pas de politique pour promouvoir ces artistes, alors même que leurs travaux sont régulièrement exposés. Mais bien souvent ces expositions se concentrent sur un seul pays, comme c’est le cas pour la Tunisie au MuCEM (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) ou le Maroc, puis la Palestine à l’IMA (Institut du monde arabe). Surtout, de nombreuses initiatives souffrent de maladresses ou d’un contexte défavorable à la réception des œuvres.

Premier exemple, celui du Festival des cultures arabes de Montpellier, dont l’intitulé cette année fait réagir Catherine David, directrice adjointe du Musée national d’art moderne (Centre Pompidou) : « Ils l’ont intitulé Arabesques ? Ils ne sont pas allés chercher bien loin. La prochaine fois ce sera sans doute les Mille et une nuits ! » Ce recours à des stéréotypes concerne également des projets plus ambitieux, comme la Biennale des photographes du monde arabe qui s’est tenue en 2015 à l’IMA et la Maison européenne de la photographie. Si l’exposition de l’IMA conservait une certaine cohérence, le manque de ligne directrice de la Biennale dans son ensemble donnait une image brouillée du monde arabe, et les thèmes des travaux sélectionnés flirtaient avec des lieux communs : le statut des femmes, le religieux, l’identité et la question palestinienne. La deuxième édition en 2017 est annoncée comme « plus resserrée » et centrée sur le Maghreb, inflexion bienvenue.

Plus grave, certaines expositions récentes qui ne comportaient que quelques œuvres d’artistes arabes ont été marquées par des polémiques, voire des cas de censure. En 2012, lors du Printemps de septembre, le directeur artistique de l’événement et critique d’art Paul Ardenne, en a fait l’expérience : « Il y avait cinquante artistes réunis autour du thème de l’histoire et dans ce dispositif trois œuvres de Mounir Fatmi jouaient un rôle important. Deux ont posé problème, il s’agissait de projections en extérieur : la première sur les murs de l’Hôtel-Dieu représentait des rouages en calligraphie arabe, qui se délitaient progressivement, la seconde projetée sur le sol était composée de cercles calligraphiés à partir de versets coraniques. » Suite à des plaintes d’associations musulmanes, le maire a décidé de couper l’électricité la veille de l’ouverture, sans prévenir l’artiste ni le directeur artistique. « Jusqu’au bout la mairie m’a expliqué que c’était uniquement une question de sécurité du boîtier électrique qui commandait les projections. C’était pourtant bien de la censure. » Les deux œuvres n’ont donc jamais été présentées pendant le festival. Paul Ardenne signale d’autres cas de polémiques du même genre pour des œuvres de Kader Attia ou Zoulikha Bouabdellah, à chaque fois « des œuvres liées à l’Islam ».

Paradoxalement, c’est parfois par l’absence ou la sous-représentation d’artistes arabes que certaines expositions ratent leur cible, comme « Soulèvements » au Jeu de paume (2016). Sur un thème d’actualité touchant autant le monde arabe que les soulèvements populaires, le commissaire Georges Didi-Huberman n’a inclus que trois artistes arabes. Oubli difficile à comprendre, d’autant que, comme le fait remarquer Zoulikha Bouabdellah, de manière générale « il faudrait réaliser une exposition importante sur le sujet de la résistance des artistes de tous continents à travers leurs œuvres », y compris les artistes arabes.

Les artistes africains noirs sont mieux soutenus
Ce genre de ratages se produit-il aussi pour des artistes d’autres zones géographiques ? Lors des expositions d’artistes chinois en 2003 au Centre Pompidou et en 2016 à la Fondation Vuitton, il n’y eut aucune polémique. Quant aux artistes africains, la France leur consacre en 2017 plusieurs grandes expositions à La Villette, à la Fondation Vuitton, au Musée du quai Branly ou à Avignon. Sans compter le focus Afrique à la foire Art Paris Art Fair en avril 2017 et la foire spécialisée AKAA en novembre 2016… La France fait donc une promotion énergique des artistes africains, bien que cette appellation regroupe des artistes venus autant du Maroc que d’Afrique du Sud. Lorsque Catherine David relie cette mode à « l’influence du marché de l’art », surgit une question : y a-t-il eu dans le passé une telle mode pour les artistes arabes ? Non, même si une foire leur a été consacrée par Laure d’Hauteville, fondatrice de la foire Beirut Art Fair : « En 2002, j’ai créé la première édition en France de la foire Artsud de Beyrouth, où figuraient cinquante galeries venues principalement du monde arabe. La foire a cessé en 2005 et, pour l’instant, je n’envisage pas de la relancer en France. »

Autre question, les artistes étrangers bénéficient-ils de plus de visibilité chez nos voisins européens ? Au Royaume-Uni par exemple les artistes indiens, africains et arabes sont régulièrement présentés : les Indiens ont été exposés en 2015 au Victoria and Albert Museum, en 2010 à la National Portrait Gallery et à la Saatchi Gallery, et en 2009 à la Serpentine Gallery. La curatrice indépendante Rose Issa, spécialiste de l’art arabe, signale également « plusieurs prix destinés à récompenser des artistes arabes ou musulmans qui sont décernés à Londres chaque année ». Parmi eux, le Jameel Prize et le Abraaj Prize, soutenus par des fondations privées ou des mécènes de pays du Golfe.

La relation problématique de la France avec le monde arabe
Quelle est donc la spécificité française dans le rapport aux artistes arabes, si elle existe ? Rachid Koraichi, artiste franco-algérien installé en France depuis plusieurs décennies, rapporte une anecdote révélatrice : « dans plusieurs expositions où figuraient mes œuvres, le mot “arabe”a été enlevé du titre ou des affiches ». Ce serait donc ce terme qui constituerait le cœur des blocages ? Selon Benjamin Stora, président du Musée de l’histoire de l’immigration, la France a en effet une relation problématique avec le mot : « jusqu’aux années 1930 le mot “arabe”avait une connotation positive, en raison de la mode de l’orientalisme. Ensuite avec la montée des nationalismes arabes c’est devenu négatif, car le panarabisme s’appuyait sur des alliances avec l’URSS. Arabe signifiait ennemi de l’Ouest .» Dans le cas français, c’est la guerre d’Algérie qui complique la situation : «Avec la guerre et l’indépendance, le mot est devenu synonyme d’ennemi de la France et de refus : c’est un terme très politique. La mémoire collective garde encore des traces de ces affrontements. » Selon Alexandre Kazerouni, chercheur à l’École normale supérieure (ENS) et spécialiste du monde musulman contemporain, la France a surtout conservé une image déformée du monde arabe : « Aujourd’hui la plateforme de promotion de l’arabité pour les artistes, c’est Dubaï. Or pour la France, le monde arabe et l’Orient, c’est encore le Maghreb, cette image est profondément enracinée. » Image du monde arabe d’autant plus difficile à modifier que celui-ci subit des transformations radicales : selon Frédéric Encel, spécialiste du Moyen-Orient et géopolitologue (Sciences Po Paris) « depuis les Printemps arabes, le monde arabe ne constitue plus une entité cohérente en termes politiques ou même économiques, on assiste à son effondrement ». Si la notion d’arabité a brièvement resurgi avec ces Printemps, la victoire des contre-révolutions pousse les pays arabes à se tourner ailleurs, notamment le Maghreb : « oui, dans les pays du Maghreb on entend beaucoup le mot “berbère”récemment », reconnaît Benjamin Stora.

Dans les milieux artistiques ce mouvement de retour vers l’Afrique est très présent, comme le constate Bernard Collet, commissaire indépendant installé au Maroc : « Les artistes marocains redécouvrent avec assez de bonheur leur appartenance au continent africain. Certains sont allés à la Biennale de Dakar et d’autres ont des galeries en Afrique du Sud. » Mais comme le rappelle Benjamin Stora, « en France le mot arabe signifie surtout maghrébin, voire musulman. » Les artistes arabes prônent donc la prudence dans l’emploi du mot, à l’image de Zoulikha Bouabdellah, Franco-Marocaine : « Être Arabe n’est rien de grave, c’est comme être Européen, Américain ou Asiatique. Si l’étiquette artiste arabe signifie que l’artiste est originaire de cette région du monde alors oui, j’accepte cette étiquette. (...) Mais j’ai l’impression qu’en France l’individualité de l’artiste doit correspondre à ce que l’on connaît déjà, comme si des références culturelles trop connotées arabes étaient un défaut. » Pourtant l’adjectif « arabe » devrait prendre un sens avant tout culturel comme le confirme Catherine David : « Quand j’ai monté l’exposition “Représentations arabes contemporaines en 2004-2005”, j’employais le mot dans un sens civilisationnel et linguistique, pas ethnique évidemment. Mais je ne pense pas que je reprendrais le même titre aujourd’hui, le monde arabe a trop changé depuis. » Mêmes réticences chez Jack Lang, président de l’IMA, qui déclare vouloir « éviter toute forme d’enfermement des artistes arabes dans un nationalisme qui n’a plus cours dans le monde de l’art ». Réaction encore plus vive de Jean-Marc Bustamante, directeur de l’École des beaux-arts de Paris (ENSBA) : « Les artistes ne sont ni arabes, ni hommes ni femmes, ils sont artistes. Donc une promotion des artistes arabes parce qu’ils sont arabes, c’est un non-sens. » Il étend ses réserves à tous les autres artistes étrangers.

Même chez les élites politiques françaises le manque de connaissances précises sur le monde arabe est flagrant comme le signale Benjamin Stora : « Allez donc dans les couloirs des ministères demander si quelqu’un connaît le nom de l’actuel président tunisien… Vous verrez bien ! » Un état de fait confirmé par Rose Issa, qui regarde la situation depuis Londres : « Il y a une forme d’élitisme et de parisianisme des milieux culturels et intellectuels français. Et aucun renouvellement, puisque ce sont les mêmes qui sont en poste depuis plus de trente ans. » Cela se conjugue avec une spécificité bien française, l’absence de commissaires spécialisés sur le monde arabe dans la plupart des institutions. Till Fellrath et Sam Bardaouil d’Art Reoriented se montrent sévères : « Combien de soi-disant experts sur le monde arabe parlent vraiment l’arabe ? Accepterions-nous aussi facilement qu’un commissaire chinois se disant spécialiste de Matisse monte des expositions en France, mais ne sache pas lire le français ? » Dans les pays anglo-saxons en revanche « les grandes institutions emploient des commissaires directement originaires de ces régions du monde ». En France c’est principalement à l’IMA que se trouvent des commissaires spécialisés. Mais est-ce suffisant à l’échelle du pays ? Surtout lorsque les médias entretiennent la confusion par manque de connaissances. Frédéric Encel estime qu’en France « il y a plusieurs bons connaisseurs du monde arabe dans les médias, mais les rédacteurs en chef semblent privilégier ce qui est vendeur, donc les polémiques ». Paul Ardenne dénonce, quant à lui, les erreurs des médias lors de la censure des œuvres de Mounir Fatmi : « Ils ont dit que les deux œuvres comportaient des versets coraniques, alors que c’était le cas pour une seule des œuvres, et également qu’il y avait eu des violences devant le bâtiment, ce qui est faux. Au final, cela a contribué à contourner le débat posé par la censure. »

Une reconnaissance culturelle
Une des causes expliquant ce manque de connaissances réside dans la quasi-absence de l’histoire de l’art arabe dans les cursus universitaires. Alexandre Kazerouni rappelle que « la plupart des grands artistes arabes modernes sont venus à Paris, [et qu’]il serait temps que la France les intègre à l’histoire de l’art ». Il signale cependant deux projets récents qui vont dans le bon sens, dans le cadre du groupement d’établissements Paris Sciences et Lettres, celui de l’École normale supérieure dirigé par Béatrice Joyeux-Prunel et celui de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales). Mounir Fatmi fait, lui, un lien entre l’histoire de l’art et la langue arabe : « Bien sûr qu’il faut enseigner l’histoire de l’art arabe, mais aussi la culture et la langue arabes. Je ne comprends pas qu’en France on supprime des postes d’enseignement de l’arabe. » Zoulikha Bouabdellah conclut : « Il est nécessaire pour que cette connaissance se déploie plus vite, que les pays arabes eux-mêmes instaurent de véritables politiques culturelles. C’est bien de construire des musées, mais il faut aussi construire des universités ».

Dans l’intervalle, force est de constater que des blocages liés à une image périmée du monde arabe persistent en France et qu’ils empêchent la mise en place d’une promotion organisée des artistes arabes. Au risque que la France rate une occasion historique de laisser son empreinte dans l’histoire de l’art mondial ?

Titre original de la version papier du Journal des Arts :
« Scène arabe : pourquoi la France n’en fait-elle pas mieux la promotion ? »

Légende photo

Yto Barrada, Fille rouge, Tanger, 1999, série « Le Détroit », c-print, 125 x 125 cm. Courtesy Galerie Polaris, Paris

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°482 du 23 juin 2017, avec le titre suivant : Pourquoi la France ne soutient pas mieux la scène arabe

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