La ville à la recherche d’une alternative culturelle

Difficultés financières et remise en cause des grandes institutions

Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1996 - 841 mots

Conduite sur un mode \"princier\", la politique culturelle bordelaise a fait la part belle aux opérations médiatiques mais laissé en jachère les actions culturelles de proximité. Aujourd’hui, le \"modèle Chaban\" semble largement condamné. La nouvelle équipe entend accorder \"plus d’attention aux Bordelais sans renier ce qui a été fait\", déclare Martine Moulin-Boudard, adjointe à la Culture.

Loin de l’image "contemporaine" véhiculée par le CAPC ou le festival Sigma, Bordeaux surprend par ses rues souvent pavées et ses murs noircis par les gaz d’échappement. Ici, contrairement à de nombreuses villes, la mise en valeur du patrimoine bâti – un exceptionnel ensemble construit au XVIIIe siècle – n’a quasiment pas été entreprise. "Nous allons obtenir 18 millions de francs du ministère de la Culture pour ravaler les plus beaux bâtiments", annonce aujourd’hui Martine Moulin-Boudard.

Fait du prince
À la tête de la mairie de 1947 à 1995, Jacques Chaban-Delmas s’est probablement inspiré de son expérience aux côtés de Georges Pompidou lorsque ce dernier lançait le Centre qui devait porter son nom. Pour François Ribémont, conservateur du Musée des beaux-arts, "le CAPC est incontestablement une réussite. Mais il a aussi servi à donner une image moderne à Jacques Chaban-Delmas, homme de la IVe République". Un rôle similaire était assigné au Sigma. "Le Sigma est la bonne conscience de la ville. Mais il n’y a pas de tissu théâtral local, pas d’enracinement", remarque Roger Lafosse, son organisateur.

Conduisant l’intervention culturelle sur un mode "exclusivement affectif", selon Roger Lafosse, l’ancien maire de Bordeaux nouait avec quelques artistes d’envergure des relations personnelles et exclusives, sans s’inquiéter davantage des autres volets nécessaires à une politique culturelle digne de ce nom. Ainsi, dans le secteur des arts plastiques, la Ville n’a soutenu ni les galeries, ni les artistes. On n’y trouve pas non plus de petits centres d’art ou de lieux d’expositions, d’ateliers aménagés avec l’aide de la Ville, et encore moins de commandes publiques. Le principal reproche fait à l’ancienne équipe municipale est de ne pas avoir réparti le budget culturel avec justesse. "Nous avons eu des conflits avec le CAPC, qui a toujours eu beaucoup d’argent", confie Roger Lafosse.

Élargir l’intervention
Aujourd’hui, il apparaît nécessaire de remettre à plat la politique municipale pour élargir et diversifier ses modalités d’intervention. Si la curée annoncée autour du CAPC ne devrait pas avoir lieu, Martine Moulin-Boudard, réaffirmant son attachement "au travail extraordinaire réalisé" par cette institution, note "qu’il est néanmoins vécu comme élitiste et fermé. Les artistes bordelais se plaignent de ne pas être pris en considération". La nouvelle municipalité souhaite "ouvrir une Maison des artistes qui leur soit réservée".

Mais la tâche pourrait s’avérer difficile car on ne crée pas une "scène artistique" ex nihilo. "La ville est tranquille et endormie", remarque sans le regretter Jean Sabrier, un artiste bordelais. Plus précis, Jean-Louis Froment directeur du CAPC, estime que "contrairement à Marseille, qui a une tradition picturale et où un soutien à la modernité a très tôt été mis en place, rien, en dehors du CAPC, n’a été fait à Bordeaux". Jean-François Dumont, galeriste, souligne en outre que "la ville est enclavée entre les Pyrénées et l’Atlantique".

Faire participer la CUB
Par ailleurs, la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB) – qui n’a pas, il est vrai, de compétence spécifique en la matière – n’a jamais réussi à s’accorder pour financer des projets culturels communs. Pourtant, le public des équipements n’est composé, selon une récente enquête du ministère de la Culture, que d’un tiers de Bordelais, les spectateurs venant en majorité de l’extérieur.
La Ville, aujourd’hui en prise à de sérieuses difficultés financières, pourrait trouver un ballon d’oxygène avec la CUB. "Nous envisageons la création d’une société d’économie mixte (SEM)", avance prudemment Martine Moulin-Boudard. Bordeaux serait ainsi à la pointe d’un mouvement qui se dessine lentement en France et qui voit les collectivités locales s’associer, comme pour la construction de l’espace culturel de Sélestat, en Alsace (lire le JdA n° 20, dé­cem­bre). L’avant-garde, si chère à Bordeaux, pourrait alors trouver un second souffle avec une gestion plus originale des deniers publics.

Le Sigma en suspens

“Le Sigma est devenu un peu mythique, un festival culte, comme il y a des films cultes”? : depuis 1965, Roger Lafosse organise un festival pluridisciplinaire connu dans le monde entier. Toutes les avant-gardes (Living théâtre, Lucinda Childs) de toutes les disciplines (et notamment les nouvelles technologies) sont passées par Bordeaux, et de nombreux artistes français y ont fait leurs débuts. Mais ce palmarès impressionnant doit plus à l’énergie de son organisateur qu’aux subventions : “Avec 4 ou 5 millions de francs pour une semaine, et 35 000 spectateurs cette année, nous sommes un festival pauvre. Chaque année devient plus difficile car nos subventions n’augmentent pas”?, remarque Roger Lafosse.
Souvent remis en cause, le Sigma ne s’est interrompu qu’une année, en 1993. “Nous sommes une structure légère, sans lieu véritable, ce qui aujourd’hui pose un problème pour l’avenir. Je suis prêt à passer la main pour me consacrer à la recherche de financements. Mais la mairie doit prendre ses responsabilités si elle veut mettre fin au festival”?, prévient son fondateur.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : La ville à la recherche d’une alternative culturelle

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