Faux

Faux : l’art en état de siège

Par Marie Potard · L'ŒIL

Le 21 novembre 2016 - 2071 mots

MONDE

Depuis juin 2015, les affaires de faux meubles et de faux tableaux anciens se suivent à un rythme effréné, jetant le discrédit sur le marché de l’art. Avec, en pointillé, la douloureuse question de la probité de l’expertise.

Après les faux de Beltracchi, les faux Giacometti ou l’affaire Knoedler qui ont gangrené le marché de l’art moderne, c’est au tour de l’art ancien d’être pris dans la tourmente. La faute à la raréfaction des chefs-d’œuvre ? Face à ce manque crucial, la tentation d’écouler des faux est grande. Aussi, ces derniers mois, les affaires se succèdent, impliquant de présumés faux meubles du XVIIIe et faux tableaux de maîtres, éclaboussant au passage marchands, experts et institutions muséales. Ce milieu, qui cultive la discrétion et étouffe les scandales à l’amiable, à grand renfort de clauses de confidentialité, est malmené depuis mars 2015, date à laquelle une vaste enquête pour escroquerie en bande organisée et blanchiment aggravé est lancée. Le colonel Ludovic Ehrhart, à la tête de l’OCBC (Office central de lutte contre le trafic de biens culturels), ne laisse rien passer depuis sa nomination en août 2014 et il compte bien éradiquer le sentiment d’impunité qui pouvait encourager certaines pratiques. C’est l’antiquaire Jean Lupu qui a été le premier inquiété. Depuis juin 2015, il est soupçonné d’avoir fait fabriquer de faux meubles à partir de bois anciens frappés d’estampilles d’époque. Placé en garde à vue quarante-huit heures en avril dernier, il est poursuivi pour de supposés meubles trafiqués.

L’expertise sur la sellette
Le 7 juin 2016, ce sont deux autres figures du marché qui sont interpellées par l’OCBC qui les soupçonne d’avoir vendu de faux sièges : l’antiquaire Laurent Kraemer, remis en liberté sous contrôle judiciaire, et Bill Pallot, salarié de la Galerie Aaron, relâché le 10 octobre après quatre mois de détention provisoire. Les enquêteurs seraient remontés à eux à la suite d’un signalement de Tracfin, fin 2014, au sujet d’un mouvement financier douteux concernant plusieurs des protagonistes de l’affaire. Chemin faisant, les enquêteurs prennent contact en septembre 2015 avec Charles Hooreman, ancien élève de Bill Pallot et spécialiste des sièges anciens, qui a alerté Versailles, dès septembre 2012, sur l’origine douteuse de meubles acquis par le château. « Mais l’institution n’en a pas tenu compte, même après une confrontation entre sa bergère de Madame Élisabeth, soi-disant fausse, et celle, authentique, du Louvre », précise le spécialiste. « Nous connaissions plus Bill Pallot que Charles Hooreman dont on n’avait jamais entendu parler », avait indiqué Gérard Mabille, conservateur en chef au château jusqu’en 2014.

Pour l’instant, la liste des meubles est basée sur des rumeurs et l’enquête n’en est qu’à ses balbutiements : deux ployants de François I Foliot achetés chez Aaron (2012), une chaise de Jacob acquise chez Sotheby’s (2011), deux chaises de Delanois vendues par la Galerie Kraemer, une bergère de Madame Élisabeth par Boulard achetée chez Thierry de Maigret (2011), et quelques autres, tous achetés entre 2008 et 2012 pour 2,7 millions d’euros.
Le 10 juin, coup de théâtre : Bill Pallot finit par avouer avoir fait fabriquer, « par amour du jeu », deux copies de la chaise de Versailles issue d’un ensemble provenant du pavillon du Belvédère, commandé par la reine vers 1780 à François II Foliot. Classées trésor national par le château de Versailles qui ne les a finalement pas acquises, elles ont été vendues pour 2 millions d’euros à un collectionneur étranger par la Galerie Kraemer, qui, depuis, a remboursé son client.
Mais comment est-il possible que la vénérable institution de Versailles n’y ait vu que du feu ? Sur quoi les commissions d’acquisitions des musées se basent-elles ? « Le fait que ces pièces soient vendues par de grands marchands dont la notoriété est établie depuis des décennies leur suffit comme garantie. Ce sont des érudits, pas des techniciens », analyse Charles Hooreman. « Les commissions n’ont pas vocation à juger l’authenticité des œuvres qui est, par principe, un préalable pour la présentation de projets d’acquisition. Leur rôle est de vérifier si le prix est correct par rapport au marché et si, par rapport aux collections publiques, l’achat est opportun et l’intérêt patrimonial du bien pertinent », souligne Claire Chastanier, adjointe au sous-directeur des collections au service des musées de France.

Conscient du problème, le ministère de la Culture a indiqué, dès le 11 juin, « lancer sans délai » une inspection administrative relative aux processus d’acquisition des biens cités.
C’est alors qu’en septembre, ce ne sont plus des sièges mais une commode attribuée à Oppenordt qui est mise sur la sellette. Classée trésor national en 2009, le Louvre pense à l’acheter mais se ravise en raison du prix trop élevé (9,5 millions d’euros). C’est à ce prix pourtant que, cet été, elle a été proposée à un collectionneur par l’expert Roland de l’Espée, comme l’a révélé Vincent Noce dans Le Journal des Arts. Or, une analyse de dendrochronologie (datation des bois) aurait démontré que les chênes utilisés auraient été abattus entre 1966 et 1982…

Les tableaux anciens dans l’œil du cyclone
Le mobilier ancien n’est pas le seul à être touché par la contrefaçon, car des tableaux de maîtres sont aussi dans le viseur des enquêteurs. Saisie à la suite d’une plainte anonyme pour expertise le 1er mars 2016 dans une exposition à Aix-en-Provence consacrée à la collection du prince de Liechtenstein, la Vénus au voile, attribuée à Cranach l’Ancien et datée de 1531, pourrait bien être un faux. Une bataille d’experts est en train de se jouer et les analyses scientifiques pratiquées à deux ans d’intervalle se contredisent, l’une datant les bois du XVIe siècle, l’autre du XVIIIe. L’origine floue de l’œuvre serait aussi de nature à renforcer les doutes sur son authenticité : vendu au prince en juillet 2013 pour 7 millions d’euros par Konrad Bernheimer (Galerie Colnaghi), le tableau provient de Giuliano Ruffini, collectionneur français d’origine italienne parfaitement inconnu, qui affirme l’avoir acheté dans les années 1970 auprès d’une certaine Andrée Borie, collectionneuse.

C’est également un autre tableau, toujours issu de Giuliano Ruffini, Portrait d’homme, attribué à Frans Hals, qui se serait révélé être une contrefaçon après deux analyses scientifiques démontrant « la présence de matériaux modernes dans la peinture ». Une fois le tableau vendu à l’Américain Richard Hedreen par Sotheby’s et le marchand londonien Mark Weiss pour 10 millions de dollars, la maison de vente n’a pas eu d’autre choix que « d’annuler la vente et rembourser le client dans son intégralité », a-t-elle confirmé le 6 octobre 2016. En 2008, ce tableau avait pourtant été classé trésor national à la demande du Louvre, qui n’a finalement pas pu l’acheter.

D’autres œuvres seraient suspectes, comme David méditant devant la tête de Goliath, d’Orazio Gentileschi, prêté récemment à la National Gallery de Londres, ou encore Saint Jérôme, attribué au Parmesan, un temps en dépôt au Metropolitan Museum. Le point commun de ces œuvres ? Toutes sont passées entre les mains de Giuliano Ruffini, qui affirme être collectionneur et non marchand et rappelle que ce sont les experts qui ont authentifié ces tableaux, pas lui.

Coïncidence troublante, les œuvres incriminées apparaissent dans un roman « visionnaire », Faussaires de Jules-François Ferrillon [2015, L’Âge d’homme], paru plus d’un an auparavant. L’auteur, qui connaît Monsieur Ruffini, évoque un Italien, Giordano, qui révèle au héros comment fabriquer de faux tableaux. « Il n’y a pas de preuves objectives, mais un faisceau d’indices très concordants », indique un connaisseur du marché.

Des leçons à tirer
La rumeur enfle sur un possible faussaire ou atelier de faussaires auquel on pourrait attribuer vingt-cinq œuvres, comme l’a indiqué le marchand Bob Haboldt au Daily Mail, le tout pour une somme estimée aux alentours de deux cents millions d’euros. Et si le scandale est avéré, il pourrait s’agir de l’un des plus terribles du siècle, avec des conséquences très dommageables pour les marchands, sans compter que les acheteurs risquent désormais de demander davantage de garanties. Toutes ces affaires soulèvent la question du rôle de l’expertise. S’il s’avère que les plus grands connaisseurs ont été trompés, cela ne suggère-t-il pas que leur seul regard, sans tenir compte de la science, n’y suffit plus ? La complémentarité devrait pouvoir déjouer les pièges tendus par les faussaires. « La seule leçon à tirer est qu’il faut davantage communiquer entre nous. Nous cultivons le culte du secret. Le monde du commerce ne communique pas avec le monde des musées et inversement. Si faussaire il y a, il a profité de cette faiblesse », conclu l’expert en tableaux Éric Turquin.
Il se murmure par ailleurs que d’autres scandales de faux pourraient toucher d’autres domaines dans les prochains mois. La machine infernale est en marche…

Quand la science vient au secours de l’expertise

Même si le chiffre est invérifiable, les experts estiment à 30 % la part de faux circulant sur le marché. Yan Walther, directeur du Fine Arts Expert Institute (FAEI), basé à Genève, envisage même que la moitié des œuvres soit concernée. Quant au pourcentage de faux parmi les pièces examinées par l’institut, il serait de l’ordre de 80 % ! Des données qui font froid dans le dos. Or, l’explosion des affaires de faux est en lien direct avec le boom du marché généré par les nouvelles fortunes. Les acheteurs, moins connaisseurs, font confiance aux vendeurs sans mettre en cause l’authenticité de l’œuvre, ouvrant la brèche aux faussaires. Pour les confondre, le recours systématique aux analyses scientifiques pourrait s’avérer utile pour compléter l’expertise. De nombreux laboratoires existent, comme le très performant C2RMF du Louvre (Centre de recherche et de restauration des musées de France) et une multitude de laboratoires privés, tel le Centre d’analyse et de recherche en art et archéologie du Kremlin-Bicêtre (CARAA) ou le Re.S.Artes de Bordeaux.

Un accélérateur de particules

La multiplication des contrefaçons va de pair avec l’évolution considérable des méthodes au cours de ces dernières décennies. Si l’étude des liants et des vernis implique des prélèvements sur les œuvres, depuis 1989, le C2RMF utilise un accélérateur de particules (Aglaé). Parmi les différentes techniques, figurent la fluorescence X (analyse des pigments), la réflectographie infrarouge (dessin sous-jacent), l’analyse au carbone 14, la radiographie aux rayons X (pour les repentirs), la thermoluminescence (pour la céramique), la numérisation en 3D… Le coût de telles analyses ? De 500 à 15 000 euros, selon le type et le temps dévolus.

Qu’est-ce qu’un faux ?

Un faux est une imitation d’une œuvre d’art originale, qui n’est pas présentée comme une copie à l’identique, mais une adaptation ou une transformation qui conserve les caractéristiques essentielles de l’œuvre et crée la confusion avec l’œuvre authentique.
À l’inverse, l’authenticité d’une œuvre d’art provient de la certitude sur l’origine qui lui est attribuée, concernant l’auteur, le lieu, l’époque, la méthode de fabrication… Le faux peut aussi être une œuvre originale dont on essaie d’attribuer la paternité à un artiste qui n’en est pas l’auteur. Concernant les œuvres non tombées dans le domaine public, le faux est une œuvre exécutée dans le style et portant la signature apocryphe de l’artiste, signature apposée dans une intention frauduleuse.

Faire un faux, quels risques ?

Le délit de tromperie, régie par le Code de la consommation, est constitué par la violation de l’interdiction faite à toute personne de tromper ou tenter de tromper sur la nature, l’espèce, l’origine, les qualités substantielles, la composition ou la teneur de toutes marchandises. Il est puni de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 300 000 euros. Pour les œuvres non tombées dans le domaine public (loi du 9 février 1895), l’amende est de 75 000 euros pour ceux qui auront frauduleusement, et dans le but de tromper l’acheteur sur la personnalité de l’auteur, imité sa signature ou un signe adopté par lui.

À quoi sert l’OCBC ?

L’OCBC (Office central de lutte contre le trafic des biens culturels) est compétent en matière de vol et recel de vol. Il est également chargé de la répression de la contrefaçon artistique. Ses missions sont les suivantes : la répression, au travers d’enquêtes judiciaires en France et à l’étranger ; la prévention, auprès de partenaires tels que le ministère de la Culture ou des professionnels du marché de l’art ; la centralisation de l’information, notamment par le biais du logiciel Treima (thésaurus de recherche électronique et d’imagerie en matière artistique) – base d’images de biens volés – ; la formation, par des stages organisés pour les enquêteurs français et les policiers étrangers, et la coopération internationale.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°696 du 1 décembre 2016, avec le titre suivant : Faux : l’art en état de siège

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