Droit - Photographie

Une nouvelle décision de justice fragilise le droit des photographes

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 5 décembre 2025 - 957 mots

En refusant de protéger des photographies culinaires par le droit d’auteur, la cour d’appel de Paris ravive le débat sur l’originalité.

Orange givrée. Image d'illustration. © Jpbrigand, 2024, CC0 1.0
Orange givrée. Image d'illustration.
Photo Jpbrigand

France. Deux cents ans après la fixation de la première image sur une surface photosensible, la photographie écrit l’histoire d’une société qui n’ose plus imaginer un monde sans elle. Pourtant, la photographie a fait l’objet d’une tardive reconnaissance juridique par la loi du 11 mars 1957, réformée par celle du 3 juillet 1985, en précisant que les « œuvres photographiques et celles réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie » sont des œuvres originales protégées par le droit d’auteur. Face aux difficultés à démontrer l’originalité des clichés, il est possible de se demander si la photographie n’est pas passée d’un purgatoire à un autre comme le montre un arrêt de la cour d’appel de Paris du 1er octobre 2025.

Fondée en 2000, à l’initiative de Pierre Hussenot et Pierre Cabannes, la société Sucré Salé est spécialisée dans la production et la commercialisation de photographies culinaires via son site photocuisine.fr. Celle-ci mène depuis plusieurs années une véritable croisade contre les multiples utilisations indues de ses images. Ayant découvert que la commune de Drancy (Seine-Saint-Denis) avait reproduit sur son site Internet une photographie intitulée Oranges givrées sans verser son obole, la société l’a assignée pour violation de ses droits d’auteur et pour responsabilité délictuelle. Mais le 1er octobre 2025, la cour d’appel de Paris vient de confirmer le jugement de première instance qui avait débouté Sucré Salé de toutes ses demandes.

Après une analyse digne des meilleurs historiens de l’art, les juges ont estimé que les choix du photographe« ne peuvent suffire à traduire une démarche personnelle et créatrice qui porterait l’empreinte de la personnalité du photographe, la prise de vue en légère plongée, le léger flou en arrière-plan suggérant une journée ensoleillée et contrastant avec la fraîcheur du met, relevant quant à eux d’un savoir-faire de photographe mis en œuvre, en l’occurrence en jouant avec divers moyens techniques sur la texture et les couleurs dans le but de valoriser une préparation culinaire ». Déboutée sur le fondement du droit d’auteur, la société est également renvoyée dans les cordes en ce qui concerne la faute. En effet, la commune « a utilisé ce cliché […] à des fins d’intérêt général » et « si elle a réalisé une économie sur les frais de réalisation du cliché, elle n’a cependant poursuivi aucun but lucratif ». La commune « n’a donc eu à aucun moment une volonté de s’inscrire dans le sillage de la société Sucré Salé et de profiter de ses investissements ». En creux, il est reproché à la société de ne pas avoir « marqué » ses clichés pour informer les internautes. Une position bien ironique puisqu’elle reviendrait à contraindre les artistes à mutiler leurs créations au mépris de leur droit moral.

La loi érige la photographie au rang des œuvres de l’esprit, mais la jurisprudence demeure contrastée. Pourquoi ? Peut-être parce que la photographie a toujours posé problème aux juristes dès lors que sa pratique sort du champ convenu de l’art. Aussi, en refusant la protection de photographies culinaires au titre d’un savoir-faire, de tels arrêts font débat, car, sous couvert d’apprécier l’originalité des œuvres, ils se livrent en réalité à une appréciation de leur mérite, condition pourtant prohibée par le Code de la propriété intellectuelle. Pour éviter l’impasse, faudrait-il estimer que l’originalité consiste à capter une forme mentalement anticipée ? Après tout le photographe est un menteur, mais il interprète, par le prisme de l’objectif, sa vision de la réalité : c’est en cela qu’il y a originalité de la photographie. Il serait alors possible d’affirmer que lorsqu’il y a préfiguration avérée du résultat, la photographie doit être originale et donc protégée, tandis que la prise de vue qui n’est qu’une simple reproduction de l’existant doit en être exclue, car elle porte atteinte à l’ensemble des principes du droit d’auteur. Ici les Oranges givrées seront alors bien protégées.

Droit de l’économie

Surtout, il faut garder à l’esprit que, contrairement à l’idée trop souvent et facilement véhiculée d’un droit humaniste, la création photographique est avant tout un droit de l’économie, résultat d’un investissement matériel, humain et financier. Or, cette protection ne se trouve pas dans le droit d’auteur, mais dans le droit commun de la responsabilité civile extracontractuelle des articles 1240 et suivants du Code civil : agissements fautifs, déloyaux et parasitaires. Si certains voient là une reconstitution artificielle d’un monopole, il n’en est rien : les photographes ne peuvent se voir reprocher d’utiliser tous les outils mis à leur disposition pour défendre leurs droits. Le problème est que son application aux photographies mériterait une clarification quant à la preuve de la démonstration du préjudice économique qui n’est pas la même suivant les juridictions saisies. Comment croire que l’utilisation sans but lucratif de Drancy ne constitue pas un préjudice pour Sucré Salé ?

Rééquilibrer la charge de la preuve ?

Cette inadéquation du droit d’auteur pourrait être contrée par une réorganisation de la charge probatoire. Dans le cas de l’action en contrefaçon de droit d’auteur, la jurisprudence a durci la charge de la preuve en imposant aux demandeurs d’identifier précisément l’originalité des photographies litigieuses : une vraie probatio diabolica (preuve impossible à rapporter). La solution ne résiderait-elle pas dans un rééquilibrage radical de cette charge ? Tel est le sens d’une proposition de loi du 6 juillet 2023 aujourd’hui à l’arrêt. Ce choix de politique juridique honorerait la France alors qu’elle va célébrer en 2026 le bicentenaire de la photographie. En effet, quel est l’intérêt d’ériger une photographie au rang d’œuvre de l’esprit sans donner les moyens à leurs créateurs de faire reconnaître et respecter leurs droits ? Sans sursaut, la majorité des créations photographiques risquent de fondre sous le soleil déréglé du droit d’auteur.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°666 du 28 novembre 2025, avec le titre suivant : Un nouvel arrêt fragilise la photographie

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