Justice

Colonel Ludovic Ehrhart : « Mon objectif est que le marché français soit à la hauteur de sa réputation »

Chef de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels

Par Marie Potard et Philippe Sprang · Le Journal des Arts

Le 25 mai 2018 - 1302 mots

Avant de passer le flambeau, le chef discret de cette « police de l’art » qui poursuit pilleurs et faussaires explique l’évolution de cette criminalité bien particulière.

Le colonel Ludovic Ehrhart, chef de l'OCBC
Le colonel Ludovic Ehrhart, chef de l'OCBC
© OCBC

Le colonel Ehrhart n’est pas un inconditionnel de l’interview. Prudent, il pèse chacun de ses mots alors qu’il s’apprête à quitter son poste dans le courant de l’été après quatre années à la tête de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) et que l’on vient d’apprendre de nouvelles mises en examen dans l’affaire des faux meubles du XVIIIe siècle.

Vous quittez donc l’OCBC ?

Je suis arrivé en 2014. Je venais d’une section de recherche en gendarmerie, une unité de la police judicaire dans le Limousin. Je pars l’été prochain. C’est le principe de fonctionnement, nous restons trois, quatre, parfois cinq ans.

Comment analysez-vous l’évolution de la criminalité dans ce milieu ? Quelle évolution depuis votre arrivée ?

Les vols dans les châteaux et maisons bourgeoises ainsi que dans les églises sont en chute libre. La raison ? Les propriétaires privés, les églises, etc. ont amélioré leur protection, grâce notamment à un travail de fond auquel l’OCBC participe ; un travail de pédagogie et de prévention auprès des propriétaires afin qu’ils photographient leurs œuvres, les référencient, parce qu’une œuvre qui est photographiée, identifiée, sera plus difficilement vendable, plus repérable. En revanche, d’autres contentieux ont émergé, comme ce nouveau genre d’escroquerie : une personne peut se voit proposer par un individu un objet à un prix assez modique – cet individu lui faisant croire qu’il s’agit d’une œuvre digne d’intérêt. Pour rassurer l’acheteur, il le met en contact avec un expert, complice, qui lui assurera alors que c’est une excellente affaire, que l’objet en question en valait le double. C’est l’escroquerie type « au jade », dans le jargon policier, nous appelons cela « le charriage ». La difficulté provient également du fait que ces objets, qui sont des faux et ont servi à l’escroquerie, risquent de se retrouver sur le marché. Parallèlement à cela, il y a la lutte contre les faux, les contrefaçons d’œuvres d’art, comme les affaires de faux mobilier du XVIIIe siècle.

Vous évoquez l’affaire des prétendus faux meubles vendus à Versailles ? Justement, nous apprenons de nouvelles mises en examen en janvier dernier dans le cadre de la vente en 1999 par la galerie Kraemer d’une paire de cabinets Boulle à l’assureur AXA. Des confrères avaient évoqué un renvoi devant le tribunal courant 2018. Qu’en est-il ?

Je n’ai pas de commentaire à faire, il y a une instruction en cours. Le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique, ni celui de l’émotion. Nos investigations sont longues, les magistrats instruisent beaucoup de dossiers, nous ne sommes pas très nombreux et les gens que nous allons interroger ou mettre en cause ne vont pas nécessairement tout nous dire du premier coup, il faut que l’on creuse un peu.

Une volonté d’assainir ?

On a eu la volonté de prendre ces enquêtes, le marché bruissait depuis pas mal de temps de rumeurs. Cela fait partie de notre métier comme service d’investigation. Au-delà de notre travail d’enquête, mon objectif est que le marché français soit à la hauteur de sa réputation. Cela passe par une plus grande transparence sur la traçabilité des objets, sur les provenances et sur la tenue du registre de police. Ce serait bien pour tout le monde que ce dernier soit informatisé et qu’il contienne les photos des objets.

L’augmentation des prix du marché de l’art a-t-elle favorisé ce type de d’infractions ?

Nous partons du principe que la très grande majorité des acteurs font leur travail honnêtement et que tout le monde peut faire une erreur à un moment ou à un autre, comme une mauvaise appréciation d’un objet. Au-delà, il y a la faute et l’intention coupable, comme ceux qui à dessein font des descriptions peu précises sur les cartels, dans les catalogues, une provenance approximative voire étonnante, un travail de restauration qui n’est pas signalé…

D’autres rumeurs courent depuis longtemps sur le mobilier des années 1950 et sur le fait que l’OCBC subirait des pressions, car si une autre affaire sortait, cela serait la fin du marché de l’art français...

L’OCBC ne subit aucune pression contrairement à ce que certains tentent de faire croire. Des bruits circulent depuis trois ou quatre ans sur le fait que l’OCBC ne veut pas trop en faire. Les gens qui font courir ces bruits se trompent et ceux qui les écoutent perdent leur temps. J’ai l’habitude de dire que ce n’est pas le médecin qu’il faut condamner, mais c’est la maladie qu’il faut guérir. Si des fautes ont été commises, que nous en sommes informés et que nous avons les moyens d’enquêter, nous enquêtons. Dire que les actions de l’OCBC ont tué le marché est une aberration. Nous ne faisons que rechercher des actions pénalement répréhensibles. Si cela cause du tort au marché, il faut regarder vers les acteurs déviants de ce marché. D’où une prise de conscience de certains acteurs, notamment des organisations professionnelles qui ont pris des décisions en interne – qui leur appartiennent – vis-à-vis de certains de leurs membres (1). En tant qu’observateur, je ne peux que me féliciter que les professionnels prennent le problème à bras-le-corps.

Et le mobilier des années 1950 ?

Cela nous intéresse évidemment (sourire). Il est de notoriété publique qu’il y a des difficultés, des rumeurs sur tout ce qui est Art déco, art moderne, années 1950. II y a eu des dossiers à l’OCBC : Prouvé, Adnet, etc. C’est quelque chose que l’on entend souvent, alors ça nous intéresse. Sur le marché de ce mobilier-là, il pourrait y avoir des choses qui ne soient pas très carrées.

Ce marché est une niche, y a-t-il quelques gros marchands qui le monopolisent ?

Oui il y a des gros marchands. Après, il y a des questions… Attention, ce sont juste des questions, il ne s’agit pas de jeter l’opprobre. On peut comprendre certaines rumeurs : il y a des objets en parfait état et ils sont en grand nombre. Ces designers, ils ont quand même beaucoup produit, ils devaient avoir des ateliers… Idem pour le mobilier du XVIIIe siècle : voir arriver des pièces à un tel niveau, en si bel état, on peut se poser des questions, que le marché se pose d’ailleurs depuis longtemps. Peut-être que dans le mobilier récent, certains aussi se posent des questions. S’ils se posent des questions, cela m’intéresse d’entendre ces questions. Par exemple, à propos de meubles des années 1950 qui arrivent d’Inde. Certains s’interrogeaient de voir arriver sur le marché des meubles en excellent état qui valent tout de suite très chers. Alors c’est vrai qu’à Chandigarh, il y a eu des dizaines voire des centaines de meubles qui ont été faits. Mais on peut au moins s’interroger sur leur nombre et sur leur état de conservation. Je précise que c’est une personne qui me le rapporte – je rassure, je n’ai pas de dossier là-dessus – mais ça interpelle. J’ai été en Inde, ce n’est pas un climat réputé pour la qualité de conservation des objets. Même si pour Chandigarh, il s’agit de meubles certainement authentiques et très bien conservés.

Avez-vous remarqué le développement d’autres activités délictueuses récentes ?

Oui. Récemment, nous avons découvert que des personnes se livraient à la réalisation de fausses lithographies. L’enquête est en cours.

NOTE

(1) Laurent Kraemer a été suspendu (*) en tant que membre de la Compagnie nationale des experts en attendant que l’affaire soit jugée, tandis qu’Hervé Aaron (galerie Didier Aaron) s’est retiré de lui-même de l’organisation. De même, Bill Pallot a demandé sa suspension en juillet 2016 du Syndicat français des experts professionnels en œuvres d’art et objets de collections, NDLR].

(*) Ajout 25 mai 2018 / précision de Laurent Kraemer :
Laurent Kraemer nous a indiqué qu’il s’était mis en retrait lui-même de la Compagnie nationale des experts.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°502 du 25 mai 2018, avec le titre suivant : Colonel Ludovic Ehrhart : « Mon objectif est que le marché français soit à la hauteur de sa réputation »

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