Art contemporain

Pierre Soulages, lumineux gardien des ténèbres

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 12 décembre 2019 - 1914 mots

SÈTE

Né le 24 décembre 1919, Pierre Soulages a traversé le siècle dernier en créant une œuvre qui éclaire le nôtre de sa sombre lumière. À Sète, où nous l’avons rencontré, il peint dos à l’horizon, mais tourné vers le futur.

En ce début octobre, Pierre Soulages nous reçoit à Sète, où sa maison rectiligne à flanc de colline surplombe l’horizon. À cette heure-ci, le ciel posé sur la mer se teinte de rose, le paysage est splendide. Contemple-t-il le même panorama depuis son atelier, situé en contrebas ? « Ah non, je ne pourrais pas travailler face à cette vue », répond-il, catégorique. La question fait surgir une anecdote ancienne : Soulages raconte avoir décliné l’invitation amicale de Françoise Cachin, la petite-fille de Paul Signac, à s’installer un été dans le studio de son grand-père sur les hauteurs de Saint-Tropez, là où Matisse peignit Luxe, Calme et Volupté. « Pour moi ce n’était pas possible ! Mon atelier donne sur une cour fermée. Mais la lumière, avec les taches que font les stores, y est formidable. »

Pierre Soulages fêtera ses 100 ans le 24 décembre prochain et il se rend tous les jours dans cet atelier, toujours ému par les jeux du clair et de l’obscur. Ses souvenirs, précis et d’une constance étonnante, lui permettent d’évoquer sa première exposition à l’étranger, en 1948, en Allemagne, comme si c’était hier. Plus de sept décennies de création et de rayonnement dans le monde lui valent d’être l’un des peintres abstraits les plus reconnus, célébré en cette fin d’année par une exposition dans le Salon carré du Louvre ; avant lui, seuls Chagall et Picasso, à l’occasion de ses 90 ans, avaient eu droit à un tel hommage de la part du musée.

Le goût des arts primitifs

Derrière nous, un imposant triptyque outrenoir de 1983 irradie l’espace de sa présence silencieuse. Très épurée, la salle à manger mélange des chaises signées du designer Eero Saarinen avec des éléments Ikea. Sol en larges dalles de pierre noire et plafond de lames anthracites, il manque au mur de cet écrin de lave un fragment de pagne N’tchak de l’ethnie Kuba. Cette pièce en fibres de raphia était en effet présentée en novembre au Musée Fenaille, à Rodez, la ville natale du peintre, dans le cadre de l’exposition « Pierre Soulages, un musée imaginaire ». Figure d’ancêtre de Bornéo en bois lacéré par le temps, volet de grenier dogon ouvragé, crâne préhispanique en roche volcanique du Mexique : les objets de Pierre et Colette Soulages, rassemblés au milieu de statues-menhirs, de mobilier de la grotte d’Altamira, de dalle gravée du paléolithique et de monnaies gauloises, témoignent du goût du peintre pour l’art préhistorique et roman et pour les arts primitifs en général.Le Musée Fenaille est celui où son nom est apparu pour la première fois : une étiquette jaunie le mentionne parmi les membres d’une équipe ayant fait don des résultats des fouilles d’un dolmen de la région, dans les années 1940. Passion de l’archéologie, fascination pour les moments d’origines de la création : c’est surtout ici, au milieu des stèles de grès du troisième millénaire avant notre ère, que s’est, dès l’adolescence, construit son goût. Au point qu’il est possible, selon Benoît Decron, directeur du Musée Soulages à Rodez, d’établir des corrélations avec son œuvre. Par exemple entre cette statue-menhir dite de la Verrière, la préférée de Soulages qui, avec ses traits fondus dans la pierre, tend vers l’abstraction, et certaines de ses eaux-fortes, qui pourraient passer pour les contremarques de ces gravures primitives.

La singularité de Soulages est riche de toutes ces références ruthénoises, vestiges du passé qui ont, selon Aurélien Pierre, directeur du Musée Fenaille, « éduqué son regard ». Et peut-être en effet faut-il voir un lien avec la radicalité de ses premières séries réalisées entre 1947 et 1949, sinon en rupture, du moins en décalage avec la tradition picturale. Peintes sur papier avec du brou de noix ou avec du goudron sur des morceaux de verre cassé, elles emploient des matériaux pauvres et inusités dans l’art. Cette singularité lui vaut en 1948 de faire l’affiche de l’exposition allemande « Französische abstrakte Malerei » qui choisit de montrer ce jeune artiste de 27 ans parmi des représentants de l’abstraction tels que Kupka ou Herbin. Interrogé dans le catalogue, Pierre Soulages pose les fondements de sa réflexion, la triade de sa théorie : « Il y a l’œuvre elle-même, celui qui l’a faite et celui qui la regarde. » Il peut aujourd’hui encore se citer à la lettre : il n’a pas dévié de sa conception. « Le mystère partagé de la peinture, sa perception, passe par les yeux de celui qui la voit », résume Benoît Decron à son propos.

Le choix de l’art

Sa rencontre avec l’art ? Elle daterait d’une visite avec sa classe, à l’âge de 12 ans, à l’abbatiale Sainte-Foy de Conques. Celle-là même pour laquelle il concevra soixante ans plus tard des vitraux d’une simplicité cistercienne. Là, près du transept, les rapports de la lumière et de l’espace se cristallisent pour le jeune garçon en une sorte de choc esthétique. Une épiphanie. Aurait-il pu devenir mystique ? Il affirme qu’à cet instant-là, il imagine en tout cas de consacrer sa vie à l’art. Cette certitude va de pair avec une horreur de la médiocrité, une hantise des dimanches où tous ceux qui « perdent leur vie à la gagner » s’ennuient sans savoir que faire. Lui sera peintre. Un destin qui fait aussi écho à son attirance pour la marge et les chemins de traverse empruntés enfant, au côté des braconniers, des « marchands de peaux de lapin ». Très tôt, cet orphelin de père élevé par des femmes a choisi de ne pas se comporter comme les autres. L’art, c’est une façon d’échapper par le haut, d’affirmer sa différence. De côtoyer le sublime, en se colletant avec lui. Plus tard, quand il épousera Colette, sa compagne pour la vie, il aura la même hâte de « couper avec tout un milieu ». Réfractaires, ils se marieront en noir.

La curiosité lui tient toujours lieu d’aiguillon vital, question d’hygiène mentale. Il en apporte la démonstration le jour de notre rendez-vous, absorbé dans l’étude d’un énorme ouvrage muni de fermoirs. Un ami lui a porté ce livre précieux de Robert Fludd. En 1617, ce médecin, astrologue et philosophe anglais conçut dans son opus Utriusque cosmi maioris scilicet et minoris metaphysica une image de la materia prima, sous forme de carré noir. « Dans l’histoire de l’art, on attribue le premier carré noir à Malevitch, mais en fait, il date du XVIIe siècle », s’amuse Soulages dans un petit numéro d’érudition non dépourvu de malice – peut-être préparé à notre intention.

Le succès, dès ses débuts

Comment devient-on artiste lorsqu’on grandit à Rodez dans les années 1930 ? Encouragé par ses professeurs, Soulages réussit le concours de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, dont l’enseignement académique lui déplaît. Peut-être aussi se sent-il encore engoncé dans son provincialisme. Il repart à Rodez. Se résout à suivre les cours de l’École des beaux-arts de Montpellier qui forme au professorat. Et rencontre celle qui va l’accompagner, le seconder sur le chemin de la vie : Colette, épousée en octobre 1942, un peu plus d’un an après leur première visite ensemble au Musée Fabre, et qui, comme lui, aime Picasso et l’art roman. Affinités électives. Avec elle à ses côtés, il peut, après une courte expérience comme viticulteur, tenter à nouveau l’aventure parisienne. Vivre de peu, de rien. Essuyer un premier échec en 1946 au Salon d’automne, où ses toiles sont refusées. Puis se faire une place, l’année suivante, à celui des surindépendants, où il se lie d’amitié avec Hans Hartung. Enfin, être sélectionné en 1948 pour l’exposition sur l’abstraction en Allemagne.

C’est ce qui, selon lui, « a tout déclenché ». Tout est finalement allé très vite, au point que le temps lui a manqué pour explorer certaines pistes, comme la gravure à l’eau-forte, qu’il commence à pratiquer au début des années 1950. Tailles-douces, lithographies, sérigraphies : à Rodez, le Musée Soulages réserve un cinquième de la surface dédiée aux collections permanentes à ces estampes. À l’intérieur d’un vaste cabinet baigné de pénombre, l’œuvre imprimé de Soulages se donne à contempler dans une certaine intimité. D’autant qu’à la différence de ses peintures, les estampes sont de petite taille. Elles ont constitué pour lui un mode d’expression à part entière dont il a appris à maîtriser les manipulations. Trois bronzes splendides, datés de 1975, 1976 et 1977, sont également à découvrir dans cet espace, les trois seuls que l’artiste ait fait mouler au cours de sa carrière.

L’invention toujours renouvelée

Mais ce à quoi l’on associe le plus spontanément Soulages, c’est, bien sûr, l’outrenoir. Si, des années 1950 aux années 1970, le peintre n’a cessé d’explorer à travers une palette de tonalités sombres différentes façons d’éclairer le noir, par des contrastes avec des couleurs claires ou de grands aplats de blanc, s’ouvre en 1979 une nouvelle voie. En recouvrant entièrement la toile d’une peinture noire qu’il travaille pour qu’elle reste sensible aux variations de la lumière venue la démultiplier, il devient, donc, le maître de l’outrenoir, ainsi qu’il a choisi d’intituler cette nouvelle période. « L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière », dira-t-il.

Patron d’entreprise, chef cuisinier, humoriste, joueur de rugby, physicien… de Joseph Bougro, le P.-D.G. de Sodebo, au chef et pâtissier Cyril Lignac, collectionneurs ou simples admirateurs, les fans de Soulages bouleversés par son œuvre sont légion. Il y a dix ans, la rétrospective que lui a consacrée le Centre Pompidou a ainsi réuni un demi-million de visiteurs d’octobre 2009 à mars 2010. « Soulages est plus qu’un peintre », estime Christian Bobin dans le petit ouvrage récent paru chez Gallimard, sobrement intitulé Pierre, où il évoque leur relation dans une sorte de poétique exercice d’admiration.

Alors quoi, un maître, un gourou ? Cela ferait certainement sourire l’intéressé. Mais c’est sans aucun doute un homme qui sait à la fois être dans le monde et à l’écart du monde, et des modes. « Ils parlent tous de Soulages. Moi, cet homme, je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu. Celui que je voyais, c’était l’auteur des peintures : Pierre », écrit Christian Bobin. Ce Pierre-là peint toujours. Il s’est attelé ces derniers mois à de très grands formats, des toiles de près de quatre mètres de hauteur. Sont-elles fidèles à ce que l’on connaît de son travail ? « Elles sont à la fois semblables et très différentes de celles que l’on a vues précédemment, ne serait-ce que par leur format. Et ce sont des peintures d’un seul tenant », précise Alfred Pacquement, co-commissaire avec Pierre Encrevé, disparu en début d’année, de l’exposition « Soulages au Louvre ». Où l’on pourra, parmi une vingtaine d’œuvres, découvrir ces toutes nouvelles créations de l’artiste.

 

1919
Naissance le 24 décembre à Rodez
1937
Se rend à Paris pour étudier aux Beaux-Arts. Déçu par l’enseignement, il repart à Rodez
1940
Cesse de peindre durant la guerre. S’installe à Montpellier et fréquente le Musée Fabre
1946
S’installe en banlieue parisienne et consacre tout son temps à la peinture
1949
Première exposition personnelle à Paris, Galerie Lydia Conti
1966
Rétrospective au Musée des beaux-arts de Houston où il accroche ses tableaux dans l’espace
1979
Invention de l’outrenoir et exposition au Centre Pompidou de ses premières peintures monopigmentaires
1987
Commande publique des vitraux pour l’abbatiale Sainte-Foy de Conques
2009
Rétrospective pour ses 90 ans au Centre Pompidou
2019
Anniversaire de ses 100 ans et ouverture de l’exposition « Soulages au Louvre » du 11 décembre 2019 au 9 mars 2020
« Hommage à Soulages »,
jusqu‘au 9 mars 2020. Salon Carré du Musée du Louvre, rue de Rivoli, Paris-1er. Tous les jours de 9 h à 18 h, jusqu’à 21 h 45 les mercredi et vendredi, fermé le mardi. Tarifs 15 € sur place et 17 € en ligne. Commissaires : Pierre Encrevé et Alfred Pacquement. www.louvre.fr
« Le siècle Soulages »,
jusqu’au 31 décembre 2019. Ville de Rodez. www.sieclesoulages.fr
Musée Soulages, Jardin du Foirail, avenue Victor-Hugo, Rodez (12). Tous les jours de 10 h à 13 h et de 14 h à 18 h. De 10 h à 18 h les samedi et dimanche, fermé le lundi. Tarifs 11 et 7 €. musee-soulages.rodezagglo.fr
Musée Fenaille, 14, place Eugène-Raynaldy, Rodez (12). Tous les jours de 10 h à 13 h et de 14 h à 18 h, de 10 h à 18 h le week-end, fermé le lundi. Tarifs 11 et 7 € (pass 3 musées). musee-fenaille.rodezagglo.fr
Musée Fabre, 39, Boulevard Bonne Nouvelle, Montpellier (34). Tous les jours de 10 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs 8 et 6 €. museefabre.montpellier3m.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : Pierre Soulages, lumineux gardien des ténèbres

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