Autriche - Art contemporain - Galerie

SCÈNE ARTISTIQUE

Vienne, une scène de l’art contemporain à deux vitesses

Par Éva Hameau · Le Journal des Arts

Le 3 décembre 2025 - 1262 mots

Soutenue par les politiques culturelles et un immobilier abordable, Vienne attire artistes et galeristes depuis quinze ans, mais son marché de l’art reste insulaire et freiné par un faible tissu de collectionneurs.

Hrvoje Hiršl, Dimensions of the Line, 2025, installation visible dans l'exposition « House of Learning Systems » à la Funkhaus dans le cadre de la Vienna Art Week. © Vedran Metelko
Hrvoje Hiršl, Dimensions of the Line, 2025, installation visible dans l'exposition « House of Learning Systems » à la Funkhaus dans le cadre de la Vienna Art Week.
© Vedran Metelko

Vienne (Autriche). « Il se passe énormément de choses à Vienne au niveau des arts visuels mais personne ne le sait », déplorait Robert Punkenhofer, fondateur et directeur artistique de la « Vienna Art Week », au lendemain du lancement de sa 21e édition, le 7 novembre dernier. En dépit d’initiatives telles que la « Semaine de l’art », dont le but est de valoriser la scène artistique locale, le rayonnement culturel de la capitale autrichienne se fonde encore essentiellement sur l’héritage de la dynastie des Habsbourg et sur quelques artistes modernes de renom à l’instar de Gustav Klimt, Egon Schiele et Oskar Kokoschka.

Impossible, pourtant, de passer à côté des nombreux musées et centres d’art dédiés à l’art contemporain dans le centre-ville. Les artistes bénéficient d’un maillage institutionnel dense : aux établissements « historiques » comme la Kunsthalle et le Mumok, implantés dans le MuseumsQuartier, s’ajoutent désormais le Belvedere 21, fondé en 2011, l’Albertina Modern, inauguré en 2020 et le tout récent Foto Arsenal Wien qui a ouvert ses portes début 2025. Deux instances privées largement soutenues par la municipalité complètent ce tableau : la Künstlerhaus, plus ancienne association d’artistes plasticiens de Vienne, en activité depuis 1862, et l’Association des artistes visuels de la Sécession viennoise, née en 1897, proposent chaque année plusieurs expositions d’art contemporain d’envergure. Mais la scène artistique viennoise, très active et protéiforme, foisonne bien au-delà de ces grandes vitrines.

« L’École viennoise du réalisme fantastique et l’Actionnisme viennois des années 1960 ont depuis longtemps été supplantés par un monde de l’art plus diversifié et libre que jamais », explique Angela Stief, directrice de l’Albertina Modern. Cela fait effectivement plusieurs décennies que Vienne ne dispose plus d’une école formelle comme pouvait l’être jadis la Sécession. Le paysage artistique contemporain ressemble davantage à une constellation de tendances.

Entre 50 et 100 espaces gérés par les artistes

Qu’ils travaillent de manière indépendante ou en collectifs, nombreux sont aujourd’hui les créateurs à se regrouper au sein d’artist-run spaces. « La scène indépendante viennoise a connu une croissance exponentielle ces dernières années, s’enthousiasme l’artiste Wolfgang Obermair, cofondateur de l’espace autogéré Hoast, qui a ouvert ses portes en 2017. On compte aujourd’hui entre 50 et 100 espaces gérés par des artistes et des commissaires d’exposition indépendants. » Un nombre impressionnant pour la taille de la ville. La majorité de ces espaces a vu le jour entre 2010 et 2020 et cet essor s’est accompagné de la création d’un festival, l’Independent Space Index, en 2017. Lieux d’expérimentation et d’échange entre pairs, les espaces alternatifs « offrent la liberté de prendre des risques » selon l’artiste Patrick Loan, cofondateur du Vienna Contemporary Art Space (VCAS) en 2022.

Pauline Debrichy, Sur-la-pointe-des-pieds, 2019. L'artiste belge vit et travaille à Vienne depuis des années, la visite de son studio est  au programme de la Vienna Art Week dans le cadre d'Open Studio Days. ©  Leonhard-Hilzensauer © Adagp Paris 2025
Pauline Debrichy, Sur-la-pointe-des-pieds, 2019. L'artiste belge vit et travaille à Vienne depuis des années, la visite de son studio est au programme de la Vienna Art Week dans le cadre d'Open Studio Days.
© Leonhard-Hilzensauer
© Adagp Paris 2025

Le faible coût des loyers dans la capitale, comparé à des villes comme Paris, Zurich et Londres, et l’abondance de logements vacants expliquent en grande partie cet essor. De plus, « la création et le maintien d’espaces indépendants sont rendus possibles par un système de financement public généreux et large », souligne Stella Rollig, directrice générale du Belvédère. Les artist-run spaces jouissent en effet de subventions du ministère fédéral du Logement, des Arts, de la Culture, des Médias et des Sports ainsi que de la Ville de Vienne, qui encourage depuis longtemps la décentralisation et les initiatives menées par des artistes.

Un marché de l’art national restreint

Les artistes ne sont pas les seuls acteurs du monde de l’art à profiter des loyers peu élevés. Des galeries berlinoises ont récemment pris leurs quartiers à Vienne, à l’exemple de Croy Nielsen en 2016 et Gregor Podnar en 2022. « Vienne compte toute une nouvelle génération de galeries très dynamiques », souligne en outre Robert Punkenhofer. Dans le sillage d’Emanuel Layr, qui s’est installé à Vienne en 2011, bon nombre de nouvelles galeries ont vu le jour au cours des dix dernières années : Kandlhofer et Vin Vin en 2016, Gianni Manhattan en 2017... Eva Presenhuber, implantée à Zurich en 2003, a pour sa part ouvert une nouvelle galerie à Vienne en 2022.

« S’il est vrai que Vienne a vu s’ouvrir ces dernières années quelques galeries vraiment intéressantes et ambitieuses, la plupart d’entre elles sont financièrement instables, et certaines ont dû fermer ou se retirer », nuance Stella Rollig. En cause, la physionomie de ces galeries indépendantes particulièrement vulnérables aux aléas du marché.

Mais les nouvelles venues se confrontent avant tout à la réalité du marché de l’art local : « Nombre de ces initiatives restent fragiles car elles opèrent sur un marché national restreint et auprès d’un nombre limité de collectionneurs », explique la galeriste Katharina Geymüller, directrice de la galerie Eva Presenhuber. Si de nombreux collectionneurs ont dû quitter la ville pendant la Deuxième Guerre mondiale, Vienne se traîne aujourd’hui loin derrière les capitales et grandes villes allemandes, suisses, françaises, néerlandaises et anglaises malgré un nombre encourageant de nouveaux collectionneurs. Aucun profil autrichien ne figure dans le classement des 200 collectionneurs les plus influents d’ARTnews en 2024 et 2025 – Heidi Göess-Horten, l’une des collectionneuses autrichiennes contemporaines les plus importantes, est décédée en 2022. Angela Stief estime aussi que « contrairement à la Suisse, Vienne ne compte pas de véritables acteurs majeurs, principalement parce que les collectionneurs y restent relativement prudents ».

Un rayonnement international limité

Quelques galeries à l’aura prestigieuse, implantées à Vienne depuis les années 1950 à 1990, sont parvenues à se faire une place sur le marché de l’art international et exposent fréquemment dans les grandes foires d’Europe de l’Ouest. Cette année, Krinzinger a notamment participé à « Art Basel » à Bâle et à « Artissima », à Turin, et la galerie nächst St. Stephan à « Art Basel » et « Art Cologne ». Christine König, Hubert Winter, Charim et Lukas Feichtner sont eux aussi souvent présents sur les grandes foires. Mais la présence autrichienne sur les foires les plus en vogue moins prestigieuses reste marginale : seules quatre galeries étaient présentes à « Art Cologne » et une seule à « Artissima » en 2025.

Paradoxalement, « il y a actuellement cinq foires d’art à Vienne. ce qui est beaucoup par rapport à d’autres grandes villes, et ne permet pas d’avoir une bonne vue d’ensemble et un rayonnement international », juge par ailleurs Felix Hoffmann, directeur de Foto Arsenal Wien. « Vienna Contemporary » et « SPARK Art Fair Vienna », les principales foires viennoises, attirent essentiellement des amateurs et collectionneurs autrichiens ou originaires des capitales européennes limitrophes comme Prague et Budapest.

« Le principal défi de Vienne demeure la visibilité, estime Katharina Geymüller. La Ville souffre d’un manque d’événements internationaux majeurs et réguliers capables d’attirer l’attention du monde entier. » Pourtant, les initiatives prometteuses ne manquent pas : la Ville a fondé un festival de galeries en 2009, « Curated by », au cours duquel vingt-quatre galeries proposent des expositions curatées par des commissaires du monde entier pendant un mois. Pour conférer une meilleure visibilité à ce programme, la galeriste Miryam Charim suggère de le transformer en biennale à visée internationale, la capitale autrichienne en étant dépourvue. Une meilleure coordination entre les rendez-vous de l’art contemporain permettrait aussi d’accroître leur impact respectif : « Curated by » et la « Vienna Art Week » ont lieu en septembre-octobre pour l’un et en novembre pour l’autre.

Force est de constater que l’état du marché de l’art n’a qu’assez peu d’impact sur le dynamisme de la scène artistique de la capitale autrichienne. « Ce qui distingue Vienne, c’est sa durabilité, avance Katharina Geymüller. Les artistes peuvent y vivre, créer et exposer sans être soumis aux pressions spéculatives des grands marchés. Vienne pourrait représenter une nouvelle forme de capitale de l’art, plus petite, plus lente, mais profondément enracinée. »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°666 du 28 novembre 2025, avec le titre suivant : Vienne, une scène de l’art contemporain à deux vitesses

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