Art contemporain

ENTRETIEN

Pierre Soulages : « Les gens sont étonnés que je peigne encore »

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 28 novembre 2019 - 2082 mots

SÈTE

Le Musée du Louvre s’apprête à célébrer les 100 ans de Pierre Soulages. Le peintre raconte ici son enfance, sa vocation d’artiste, le début du succès, sa vie à Sète, ses amis artistes.

Aujourd’hui installé à Sète (Hérault), où il nous reçoit, Pierre Soulages, né en 1919 à Rodez (Aveyron), a commencé à exposer ses peintures abstraites à Paris à partir de 1947. Mais c’est en 1979 qu’il entame son travail sur le noir animé par la lumière, dénommé par la suite « outrenoir ». Ses œuvres sont présentes dans les collections des musées d’art moderne d’Europe, des Etats-Unis et d’Asie. Et un musée à son nom a ouvert à Rodez en 2011.

Vous êtes né à Rodez, rue Combarel, où votre enfance et votre adolescence ont été marquées par la proximité des artisans du quartier…

J’ai compris très vite que l’artisanat n’avait rien à voir avec l’art. L’artisan, c’est quelqu’un qui sait où il va. Il connaît l’objet qu’il doit créer et sait comment y parvenir. Et il répète son geste. Alors que l’artiste, c’est exactement le contraire : il ne sait pas où il va, ni comment y arriver, il est toujours ouvert à ce qu’il ne connaît pas. Je suis un peu agacé quand on m’interroge sur mes relations avec les artisans, parce que même si j’allais souvent chez eux, très vite mes vrais amis ont été les braconniers. Je me souviens des pièges que l’on fabriquait. C’est une activité qui requiert une certaine inventivité. Comme pour ce piège à grives, composé en tout et pour tout de deux pierres plates. Deux pierres en équilibre instable, quelques baies que les oiseaux viennent picorer : un mouvement d’aile suffit à faire choir la pierre. Je trouve ça magnifique.

Vous meniez alors une existence assez proche de la nature…

On peut dire que j’ai été en relation avec les animaux sauvages. Cela m’intéressait davantage que le sellier, le relieur, le forgeron, l’ébéniste. Dès que je pouvais, je m’échappais. Sans le dire à ma mère, parce que les braconniers étaient des marginaux, des gens qui logeaient dans des granges. Il y avait aussi des marchands de peaux de lapin, qui les vendaient à des fourreurs pendant la foire de la sauvagine.

C’était une enfance assez libre ?

Oui. Après la mort de mon père, j’ai été élevé par deux femmes, ma mère et ma sœur, [cette dernière] de quinze ans mon aînée – elle était professeure de philo. Ces femmes m’ont surveillé très attentivement en me laissant quand même une part de liberté, et surtout, en me permettant d’agir sans qu’elles le sachent. Je voulais faire les choses hors du cadre habituel.

Comment est venu le dessin ?

J’aimais dessiner. Pierre Encrevé [historien de l’art spécialiste de l’œuvre de Soulages] était allé interviewer il y a quelques années une vieille cousine, en lui demandant quel enfant j’étais. Elle lui a raconté l’histoire que toute la famille connaît : j’avais 5 ans, je dessinais « de la neige » en trempant un pinceau dans un encrier. Pour blanchir du papier, il n’y a rien de tel que le contraste avec le noir.

5 ans, c’est l’âge où vous avez perdu votre père… Quel souvenir en avez-vous gardé ?

Une vieille anecdote de mon enfance. J’étais à l’école, puni, à genoux sur une grille. C’était l’heure de la récréation et j’entendais mes camarades jouer avec des cris heureux pendant que j’étais en train d’expier je ne sais quelle faute. Je ne l’ai pas supporté : j’ai pris ma pèlerine, mon béret, et je suis parti. J’ai franchi le seuil de l’école, je suis passé devant le concierge et je suis rentré à pied. C’était scandaleux, car on m’emmenait encore le matin en me tenant par la main et on venait m’attendre à la sortie. Je suis arrivé à la maison au milieu de l’après-midi, ma mère a appelé mon père… et il a trouvé ça très bien. Il m’a assis sur ses genoux et m’a préparé un goûter phénoménal !

Vous aviez 12 ans quand vous avez vécu votre premier « choc esthétique » ?

Lorsque j’étais au collège il y a eu un événement, c’est la découverte de l’abbaye de Conques [l’abbatiale Sainte-Foy]. Le professeur voulait sans doute nous montrer ce qu’était une église romane. Nous étions dispersés… Je me souviens de la lumière dans l’espace. Je me tenais près du transept, et là je me suis dit : c’est ça l’art. Tous les gens autour de moi perdent leur vie à la gagner. Le dimanche ils ne savent pas que faire, ils se promènent avec l’air de s’ennuyer. Moi, j’ai pensé que je serai peintre.

Peintre, et pas architecte ?

Ah non, construire, non.

Comment accomplit-on sa vocation d’artiste quand on grandit à Rodez à la fin des années 1930 ?

Le professeur de dessin du lycée m’a envoyé chez un patron très connu qui préparait aux concours, René Jaudon. Je me suis donc rendu à Paris. J’étais un provincial comme on n’imagine pas. Je ne savais pas prendre le métro, je croyais que c’était comme le train. C’est sur les conseils de Jaudon que je me suis inscrit au concours de l’École nationale des beaux-arts de Paris.

… où vous avez été admis. Mais vous n’y êtes pas resté longtemps. Que s’est-il passé ?

Ce qui m’a profondément déplu, c’est que pendant le concours, qui se déroulait dans l’école, j’ai traversé une salle où étaient exposés des travaux d’élèves, des portraits de femmes en buste. Les élèves s’étaient efforcés de faire quelque chose qui soit aussi bien que la photo. J’ai trouvé ça absolument hideux. Après avoir été admis au concours, j’ai pris le train pour Rodez. C’est là que j’ai appris par le journal local que l’École des beaux-arts de Montpellier était habilitée à former des professeurs de lycée. Ça me paraissait être une carrière possible. Ma sœur m’a dit : tu joues au rugby, pourquoi pas professeur de gymnastique tant que tu y es ? Mais j’ai tenu bon.

C’est aux Beaux-Arts de Montpellier que vous avez rencontré votre future épouse…

Oui, nous allions ensemble au Musée Fabre. Colette connaissait la peinture romane. Elle connaissait Picasso. Elle connaissait ce que j’aimais. Après les grandes vacances, nous avons repris nos visites. Un sentiment était né, sans plus. Mais c’est devenu plus fort. Jusqu’à ce que nous pensions : puisque nous nous entendons si bien, pourquoi ne continuerions-nous pas la vie ensemble ? Et nous nous sommes mariés.

La légende dit que vous vous êtes mariés en noir : est-ce vrai ?

On tenait à se couper de tout un milieu. Moi j’avais une passion pour le noir, elle aussi. Pour moi, ce mariage, c’était l’urgence. Cela faisait un an et trois mois que nous nous connaissions. Et aujourd’hui cela fait soixante-dix-sept ans. Elle a 98 ans, et moi, dans deux mois, j’en aurai 100.

Quel est le secret de cette longévité ? Est-ce l’art qui vous réunit ?

Probablement. On ne s’ennuie jamais. Moi j’ai toujours une chose qui m’intéresse, une peinture.

Peignez-vous actuellement ?

J’essaye de faire quatre toiles de près de 4 mètres de haut. Je peins au sol, depuis toujours. Pour des raisons techniques, car la peinture à l’huile coule. Et puis cela donne une relation à la chose peinte très différente. Je dis bien la chose peinte, et pas la peinture. Dans la peinture traditionnelle, il y a la surface sur laquelle travaille le peintre, et sur cette surface viennent des tentatives de restituer une profondeur. Soit par la perspective, soit par des procédés intellectuels ou sensibles. La peinture que je fais, ce n’est pas pareil : ce qui importe, c’est la lumière réfléchie par la surface. Si on fait un pas de côté ou si la lumière change, c’est une autre peinture que l’on voit : il y en a autant que de points de vue. Dès 1948, j’expliquais que la réalité d’une œuvre se compose de trois termes : l’œuvre elle-même, celui qui l’a faite, celui qui la regarde.

Ce troisième terme, c’est d’abord vous ?

C’est moi qui regarde. C’est ce que je vois qui me guide. Mais je m’en méfie tout de même. Car ce n’est pas pour moi que je peins, mais pour que ce soit vu par d’autres. C’est la lumière qui m’indique ce qui se passe.

Comment est venu le succès ?

Je n’ai pas pu exposer en France avant 1947. En 1946 j’avais tenté le Salon d’automne, qui m’a refusé. En 1947 j’ai fait celui des Surindépendants. Et dès l’année suivante, alors que j’avais seulement 27 ans, j’ai fait partie de la douzaine de peintres abstraits, parmi lesquels Kupka, sélectionnés pour une exposition en Allemagne : « Französische abstrakte Malerei » [« La peinture abstraite française »]. À la stupéfaction générale, ils ont choisi l’image d’une de mes œuvres (un brou de noix) pour l’affiche. En un sens, c’est ce qui a tout déclenché. James Johnson Sweeney, qui à l’époque était conservateur au Musée d’art moderne de New York, m’a rendu visite peu de temps après à l’atelier. C’est comme ça que j’ai bientôt rejoint la Kootz Gallery à New York (en 1954). Par la suite je suis même devenu le parrain du petit-fils de Sweeney.

La reconnaissance en France est-elle venue plus tard ?

Oui. J’ai fait ma première exposition personnelle à la galerie Lidya Conti à Paris en 1949. Moi j’ai trouvé que c’était long, mais avec le recul, c’était foudroyant.

Vous n’avez finalement jamais connu de vaches maigres ?

Ah si, après la guerre quand nous étions installés à Paris avec Colette, ce n’était pas brillant. Nous étions partis sans un sou. Nous avons réellement vécu dans la pauvreté. Nous nous chauffions avec le bois que je ramassais sur les bords de Seine quand on venait d’y charrier les arbres. C’était très difficile.

À Sète, votre maison fait face à la mer. Et votre atelier ?

Quand on est dans la salle à manger, on est face à la plus longue ligne d’horizon que l’on puisse avoir ! Je ne pourrai pas travailler face à cette vue. Mon atelier, en contrebas, donne sur une cour fermée. Mais la lumière y est formidable, même à travers les stores.

Est-ce pour la lumière que vous vous êtes installés ici ?

Longtemps nous avons passé nos étés à Paris, on trouvait ça épatant. On était très peu d’artistes à rester, les autres partaient à Saint-Tropez. Giacometti par exemple, je ne le voyais jamais autant qu’en été.

Êtiez-vous proches ?

Oui et non. Proche, je ne sais pas ce que cela veut dire. On était de très bons camarades. Le reste de l’année on se voyait avec plaisir, mais l’été on attendait ensemble que le jour se lève. Mes amis c’étaient Hartung, [l’historien et critique d’art] Pierre Schneider, Atlan. Avec Atlan et Hartung nous étions dans la même galerie, Lydia Conti. Hartung a passé plus d’une nuit rue Schoelcher [Paris-14e], où avec Colette nous habitions au-dessus de l’atelier. À 1 heure du matin on sonnait à la porte, c’était lui ; il ratait souvent le dernier métro et restait dormir chez nous. Je m’entendais très bien avec Roberta González, sa femme. C’est par elle que nous nous sommes rencontrés au Salon des surindépendants, en 1947.

Parliez-vous de vos travaux respectifs avec Hans Hartung ?

Nous avions le même jugement sur ce qui se faisait en peinture à ce moment-là. Mais il y avait quelque chose qui me choquait profondément, c’est qu’il voulait, lui, mettre dans la peinture des sentiments. L’émotion qu’il voulait transmettre, c’était sa volonté.

Et donc, à un moment vous avez cessé de passer vos étés à Paris…

Oui, nous en avons eu assez. Cependant, de là à aller à Saint-Tropez, quand même pas ! De passage à Sète pour voir la mère de Colette, nous regardions les maisons. Un marchand de biens nous a parlé d’une villa nécessitant beaucoup de travaux. C’était une construction ridicule de la petite bourgeoisie conquérante. Mais il y avait la vue. Colette m’a dit en parlant de la maison : « Rasons-là ». Alors je suis devenu Sétois dans les années 1960.

En décembre, le Louvre vous consacre une exposition hommage : va-t-on y voir des toiles datées de 2019 ?

Oui. Beaucoup de gens sont étonnés que je peigne à deux mois de mes 100 ans. Avec des difficultés d’ailleurs. Je peins en marchant au-dessus des toiles sur une poutre soutenue par des plots et je me baisse tout le temps. Tous les matins je vois un kiné pour des problèmes d’arthrose.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°533 du 15 novembre 2019, avec le titre suivant : Pierre Soulages « Les gens sont étonnés que je peigne encore »

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