Art contemporain

Au Musée Soulages, l’abstraction se décline au féminin

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 13 février 2020 - 814 mots

RODEZ / AVEYRON

Les artistes femmes des années 1950 expriment leurs conceptions de l’abstraction dans un accrochage à la manière des Salons du XIXe siècle.

Christine Annie Boumeester, Composition, 1958, huile sur toile, Musée d'art moderne de la ville de Paris. © Photo Julien Vidal.
Christine Annie Boumeester, Composition, 1958, huile sur toile, Musée d'art moderne de la ville de Paris.
© Photo Julien Vidal.

Courageux ou inconscient ? Benoît Decron, directeur du Musée Soulages à Rodez et commissaire de l’exposition, avec Daniel Ségala et Christophe Hazemann, aurait pu s’abriter sous l’ombre du maître de l’Outrenoir et organiser des manifestations sans aucun risque. Au lieu de cela, l’homme se lance de temps à autre dans des expositions étonnantes, comme, en 2018, sur le groupe fondateur de l’avant-garde japonaise Gutaï et maintenant sur un autre sujet pointu : « Femmes années 50. Au fil de l’abstraction, peinture et sculpture ». Abstraction ou plutôt abstractions, car, dans ces années d’après-guerre, deux tendances de cette mouvance s’opposent : géométrique et lyrique.

Le parcours s’ouvre sur la première tendance, probablement plus militante, avec comme « caution » une œuvre de Sonia Delaunay (Rythme coloré, 1958-1960). Les travaux de Vera Molnar, de Geneviève Claisse ou encore d’Aurélie Nemours sont d’une excellente tenue. De même, le kaléidoscope de Jeanne Kosnic-Kloss (Sans titre, 1948-1950) donne le vertige et La Citadelle éblouie de Vera Pagava (1959) est effectivement éblouissante. En revanche, les toiles de Marie Raymond – par ailleurs, la mère d’Yves Klein – et de Francine Holley restent joliment et simplement décoratives.

Tombées dans l’oubli

À Rodez, comme un peu partout, le même constat s’impose. Le rapprochement entre un nombre important de créatrices qui pratiquent le style abstrait sur une durée relativement courte – une décennie – met immédiatement en évidence des écarts qualitatifs entre les œuvres. Benoît Decron assume ce risque et insiste sur une volonté de concevoir cette exposition à l’instar d’un Salon artistique où la diversité est la règle. De plus, selon lui, un grand travail de recherche a permis d’exhumer des artistes femmes qui ont eu leur part de succès dans les années 1950 et qui, depuis, ont perdu toute visibilité. Sans doute, l’exposition s’inscrit dans les efforts menés depuis un certain temps de réhabiliter la création féminine. Néanmoins, tout en admettant que l’histoire de l’art, pendant longtemps, s’écrivait au masculin, on peut se demander si le « tri » du temps concerne davantage les femmes que les hommes.

La présentation se poursuit avec l’abstraction lyrique, qui constitue la partie principale de l’exposition, mais aussi avec des œuvres qui se situent dans un entre-deux. Ainsi, la très belle toile de Geneviève Asse, Nature morte à la page blanche (1959), obéit à une géométrie secrète, tremblante, qui évite toute rigidité. Ailleurs, Raymonde Godin, inspirée par Matisse, représente un jardin et un atelier (Jardin de l’atelier, 1960), dont la composition est faite de formes évanescentes. Puis, avec la toile de Maria Helena Vieira da Silva, des lignes verticales et horizontales se noient dans un fond blanc et forment un labyrinthe spatial.

Nombreux sont les peintres dont les travaux se caractérisent par un dynamisme important. Indiscutablement, la figure tutélaire est celle de Joan Mitchell ; une toile immense trône au milieu d’une salle et dégage un effet dramatique puissant (Sans titre, 1954). Parmi d’autres artistes, on croise Pierrette Bloch, une amie proche de Soulages, présentée ici avec trois étonnantes petites toiles aux teintes foncées de 1959, ou encore des travaux de Judit Reigl, constitués de masses de couleurs éclatantes. Dans un cas comme dans l’autre, on est frappé par l’évolution de ces femmes, dont le style se modifie radicalement au cours des années. Parmi les créatrices relativement moins connues, on découvre les réseaux de touches qui se transforment en formes irrégulières et flottantes de Colette Brunschwig, ou les traces des gestes libres et tournoyants d’Elvire Jan. Moins intéressantes sont les œuvres trop proches de « vedettes » – essentiellement Hans Hartung –, celles d’Huguette Arthur Bertrand ou de Maria Manton.

La scupture se distingue

L’ensemble des sculptures exposées impressionne par sa qualité et par son caractère plus homogène. Il s’agit d’une dizaine d’œuvres, car les femmes qui s’engagent dans cette activité, souvent réservée au sexe masculin, sont rares. De fait, à cette période encore « la sculpture, par l’engagement physique qu’elle nécessite, est décrite comme une activité relevant de la sphère masculine », écrit Sabrina Dubbeld dans le catalogue de l’exposition. Les pièces que l’on trouve ici s’inscrivent essentiellement dans la lignée d’une abstraction biomorphique, organique, où les formes produites – des blocs ovoïdes, des lignes courbes et souples, des volumes stylisés – renvoient à un prototype archaïque, intemporel, inspiré par une nature aux accents oniriques ou symboliques. Certaines œuvres au caractère austère suggèrent les origines primitives – Juana Muller, Totem (1948-1950), Alicia Penalba, Hommage à César Vallejo (1955-1960). D’autres dégagent une sensation inquiétante – Simone Boisecq, Objet sauvage (1952), Isabelle Waldberg, Agarien Ier (1958). Est-ce un simple hasard que Marta Pan – Le Teck (1956) – qui fait appel aux formes lisses et arrondies, aux accords harmonieux, dont la production se situe du côté des lieux communs de la féminité en somme, reste la sculptrice la plus appréciée de cette période ?

Femmes années 50. Au fil de l’abstraction, peinture et sculpture,
jusqu’au 10 mai, Musée Soulages, jardin du Foirail, avenue Victor-Hugo, 12000 Rodez.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°538 du 31 janvier 2020, avec le titre suivant : Au Musée Soulages, l’abstraction se décline au féminin

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