Urbanisme - Politique

HISTOIRE CONTEMPORAINE

Patrimoine et centres-villes, soixante ans de réflexion

Par Damien Roger · Le Journal des Arts

Le 29 janvier 2021 - 1471 mots

Initialement centrée sur la protection des monuments historiques, la conception du patrimoine s’est élargie à la notion d’ensemble urbain et paysager. La loi Malraux de 1962 consacre cette approche et met en place des outils de préservation des centres anciens à valeur patrimoniale.

Dans les années 60, Sarlat (Dordogne) devient pilote au titre de la protection des centres urbains des ville moyennes. © Jean-Christophe Benoist
Dans les années 60, Sarlat (Dordogne) devient pilote au titre de la protection des centres urbains des ville moyennes.
© Jean-Christophe Benoist

France. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les destructions massives et la dégradation des centres urbains posent la question de la préservation du patrimoine à une échelle nouvelle. Suivant les idées en vogue en matière d’architecture, alors influencées par les théories fonctionnalistes, nombre de villes envisagent de raser des quartiers entiers pour les transformer en secteurs d’activité tertiaire ou en infrastructures de circulation automobile. À contre-courant de ce mouvement, des urbanistes s’emparent du thème de la protection des centres anciens. Ils se rencontrent en Italie en 1960 et signent la « charte de Gubbio » qui souligne la nécessité d’une politique de sauvegarde des centres historiques à l’échelle nationale.

Durant la première moitié du XXe siècle, la conception du patrimoine recouvre le périmètre des seuls monuments. L’approche s’élargit progressivement, passant, pour la protection, de la notion de monument à celle d’ensemble urbain et paysager. En France, la loi du 4 août 1962, dite « loi Malraux », traduit cette évolution. Elle s’appuie sur deux textes qui avaient déjà esquissé ce lien entre bâtiments protégés et urbanisme. De manière novatrice, la loi du 13 juillet 1911 évoquait ainsi la « conservation des perspectives monumentales ». La loi du 25 février 1943, instaurée par le gouvernement de Vichy, allait plus loin et instituait un champ de visibilité de 500 mètres autour des bâtiments classés, consacrant un peu plus la notion d’ensemble urbain patrimonial.

Préserver les centres anciens à valeur patrimoniale

La loi Malraux de 1962 institue le premier dispositif d’envergure visant à préserver les centres anciens à valeur patrimoniale des démolitions engagées dans le cadre de la rénovation urbaine. Elle constitue non seulement une loi de protection du patrimoine, mais aussi une loi d’urbanisme qui défend une conception nouvelle de la ville. La dynamique urbaine doit s’appuyer sur la ville existante. Le patrimoine vernaculaire et domestique est reconnu pour sa valeur propre et non par rapport à un monument historique avoisinant. Cette loi oppose aux tenants de la destruction des quartiers anciens des outils réglementaires et financiers qui en permettent la conservation et la mise en valeur par une démarche d’intervention opérationnelle.

En pratique, la loi Malraux institue pour l’État la possibilité de créer et de délimiter des « secteurs sauvegardés » lorsque ceux-ci présentent « un caractère historique, esthétique, ou de nature à justifier la conservation, la restauration et la mise en valeur de tout ou partie d’un ensemble d’immeubles ». Comme le souligne alors le ministre des Affaires culturelles André Malraux, l’enjeu est double. Il s’agit de « conserver notre patrimoine architectural et historique et [d’] améliorer les conditions de vie et de travail des Français ». Le patrimoine est sauvegardé et mis en valeur tandis que la vie économique et sociale se trouve dynamisée par la création et la modernisation de logements, le maintien de commerces de proximité et le réaménagement des espaces publics.

En 1964, le Vieux Lyon devient le premier « secteur sauvegardé » de France. Les riverains s’opposent au maire de l’époque, Louis Pradel, qui envisage de raser le quartier historique entre la cathédrale Saint-Jean et le palais de justice afin de créer une bretelle d’autoroute. Suivront le classement du quartier historique du Marais, à Paris, mais également de villes comme Sarlat (Dordogne) qui devient pilote au titre de la protection des centres urbains des villes moyennes. Jusqu’à leur remplacement, en 2016, par les « sites patrimoniaux remarquables » (SPR), les « secteurs sauvegardés » ont constitué pendant plus de cinquante ans un outil incontournable de la politique d’urbanisme.

La politique de requalification urbaine des quartiers anciens

Conséquence de la crise économique et des nouvelles orientations en matière d’urbanisme, la construction de grands ensembles est stoppée, en 1973, par la circulaire Guichard. Ces ensembles d’habitation sont jugés vecteurs de ségrégation sociale. On s’oriente alors vers des opérations moins coûteuses, dites de « réhabilitation », autour de la modernisation et de la mise en valeur de l’habitat dégradé dans les quartiers anciens. Ce mouvement est également marqué par l’influence de la nouvelle culture urbaine popularisée par des expériences comme celle de Bologne. En 1969, la cité italienne a mis en place un plan directeur d’urbanisme pionnier, fondé sur l’ambition de réappropriation du centre historique par l’ensemble des habitants.

En France, la création d’agences de requalification urbaine confirme ce virage en faveur de la revalorisation des quartiers anciens. En 1971, l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (Anah) est créée avec pour mission de soutenir les propriétaires privés dans leurs travaux de réhabilitation. En 1977, les premières opérations programmées d’amélioration de l’habitat (Opah) sont lancées avec l’objectif de produire un effet de levier sur les actions de l’Anah. Elles facilitent l’accès aux aides en proposant aux propriétaires des taux majorés de subventions. C’est également en 1977 qu’est instauré un régime fiscal spécifique pour les « secteurs sauvegardés », dénommé « dispositif Malraux ». Ce dispositif de défiscalisation vise à encourager l’intervention privée dans la mise en valeur du patrimoine architectural. Il permet à un investisseur privé de reporter les déficits d’opérations immobilières sur l’ensemble de ses revenus, en contrepartie d’une restauration dans le respect des règles de la protection du patrimoine et de la qualité des logements.

Banlieues et centres-villes

À la fin des années 1970, les politiques de planification et d’aménagement urbains délaissent peu à peu les centres anciens pour se concentrer sur les quartiers situés en périphérie, dans le cadre de la politique de la Ville [lire ci-dessus]. Vieillissants, les grands ensembles construits à la fin des années 1950 (Haut-du-Lièvre à Nancy en 1956, Villejean à Rennes en 1959, Le Mirail à Toulouse en 1960) connaissent une dégradation rapide de leur bâti. Désertées par leurs anciens habitants, ces zones sont confrontées à des difficultés économiques et sociales croissantes liées à la désindustrialisation et au chômage de masse, renforcées par des processus de concentration de populations précarisées. Les programmes de politique de la ville ciblent alors de manière prioritaire ces quartiers, les enjeux de renouvellement urbain des centres anciens se trouvant partiellement occultés par la « question des banlieues ». En parallèle, les politiques publiques d’aide au logement s’orientent massivement vers le soutien à l’accession à la propriété.

À partir des années 2000, les enjeux des centres anciens s’invitent de nouveau dans le débat public. Concurrencés par la promotion et le développement des zones d’activités périurbaines, les centres-villes sont confrontés à une perte d’attractivité qui se manifeste par une dégradation des espaces publics, une détérioration du bâti ainsi qu’une vacance des commerces et des logements. En 2014, une nouvelle géographie de la politique de la ville se met en place, contribuant à mettre en lumière les enjeux des villes moyennes. Désormais, pour identifier les quartiers prioritaires, un critère unique est retenu : le revenu par habitant. Les centres anciens de villes comme Foix (Ariège), Romans-sur-Isère (Drôme) ou Vierzon (Cher) rejoignent le dispositif. En 2017, le rapport d’Yves Dauge pour un « plan national en faveur des nouveaux espaces protégés » préconise de revitaliser les territoires en apportant un soutien aux villes moyennes. Dans la foulée, le ministère de la Culture lance l’expérimentation « Villes patrimoniales » ainsi que « Action Cœur de ville » et « Petites villes de demain ». Des modèles innovants de développement urbain sont mis en place, comme les « Quartiers culturels créatifs », qui s’appuient sur la mise en synergie de tiers lieux, de commerces et d’équipements culturels, dans des périmètres incluant idéalement un édifice patrimonial ou remarquable. Ces différents programmes consacrent ainsi une approche transversale des territoires et témoignent d’une prise en compte croissante des enjeux culturels et patrimoniaux dans les politiques de planification et d’aménagement urbain.

Les sites patrimoniaux remarquables 

Créés par la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, les « sites patrimoniaux remarquables » (SPR) se substituent aux « secteurs sauvegardés » mis en place par la loi Malraux. Ces sites correspondent à des villes, villages ou quartiers dont la conservation, la restauration, la réhabilitation ou la mise en valeur présentent, au point de vue historique, architectural, archéologique, artistique ou paysager, un intérêt public. Ils incluent également les espaces ruraux et paysages qui forment avec eux un ensemble cohérent ou qui sont susceptibles de contribuer à leur conservation ou à leur mise en valeur. Il existe actuellement plus de 800 « sites patrimoniaux remarquables », parmi lesquels le Vieux-Nice, le quartier historique de la cathédrale de Rouen (Seine-Maritime) ou encore le centre historique médiéval de Montluçon (Allier). Les sites patrimoniaux remarquables sont classés par l’État après enquête publique et consultation des collectivités territoriales. Ce classement a pour effet de limiter l’exercice des droits des propriétaires des immeubles situés dans leur périmètre (droit de construction, d’utilisation et d’occupation des sols). Ces servitudes d’utilité publique peuvent également imposer la réalisation de certaines opérations (travaux de conservation ou de restauration).

 

Damien Roger

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°559 du 22 janvier 2021, avec le titre suivant : Patrimoine et centres-villes, soixante ans de réflexion

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