École d'art

1919-1933 Bauhaus - La parenthèse fonctionnaliste

Par Vincent Noce · L'ŒIL

Le 23 avril 2012 - 1506 mots

Expérience mythique surgie des ruines de l’Allemagne des années 1920, ayant sombré dans le nouvel ordre de la décennie suivante, le Bauhaus fut le lieu mouvementé du passage d’une époque à une autre. 

Né de l’éclatement de l’expressionnisme durant la Grande Guerre, le Bauhaus a été conçu par Walter Gropius, qui avait en tête d’associer art et artisanat, inspiré par William Morris et l’Arts & Crafts en Grande-Bretagne. Il voulait former une élite qui refondrait l’esthétique sur le travail manuel. L’occasion lui en fut offerte en 1919 avec la fusion de l’École des arts appliqués et de l’Académie des beaux-arts de Weimar. En l’appelant Staatliches Bauhaus (littéralement « Maison de la construction »), il entendait placer cette synthèse sous le signe de son propre métier, l’architecture.
En réalité, il fallut attendre des années avant que ne soit dispensé un cours d’architecture. Il s’agissait bien plutôt d’accrocher l’enseigne d’une théorie constructiviste qui voyait le corps « obéir aux mêmes lois formelles » que celles du bâtiment ou de l’automobile. Et il revenait aux artistes de « bâtir » une nouvelle ère, dans cette ville devenue symbole de la jeune république.

Klee, Kandinsky, Feininger… la réunion d’esprits forts
Le premier maître choisi par Gropius s’appelait Lyonel Feininger [lire L’œil n° 644]. Illustrateur et peintre, il a dessiné une cathédrale sur la couverture du manifeste de l’école. Le motif pouvait paraître bizarre dans l’atmosphère gauchiste de l’époque, mais il illustrait le vœu, à l’instar du Moyen Âge, de réunir les guildes dans un édifice sacré. Le manifeste du Bauhaus rédigé par Gropius se concluait par une évocation lyrique des chantiers des cathédrales. L’idée de rétablir la noblesse de la tradition germanique, dans une cité ayant accueilli Bach, Liszt, Goethe, Schiller et Nietzsche, n’était pas très éloignée non plus…Feininger avait beau être appelé Meister (« maître »), l’enseignement n’était pas son fort. Il joua en revanche jusqu’aux derniers jours un rôle essentiel comme élément modérateur, essayant de concilier les factions adverses. Les tensions étaient fréquentes, en effet. Toute hiérarchie déclenchait de violentes disputes… Et l’endroit ne manquait pas d’esprits forts, à commencer par le Suisse Johannes Itten. En charge de la propédeutique, il élaborait des formes géométriques parfaites dans lesquelles il voulait résumer le spectre des couleurs. Mystique, adepte de la religion mazdéenne, culte manichéen de l’Antiquité perse, le crâne rasé, vêtu d’une robe de moine, il avait suffisamment d’emprise pour imposer des cérémonies de purification, de type douches de cendre. Ou encore un régime végétarien à la cantine, entrecoupé de périodes de jeûne telles que certains s’évanouissaient dans la journée. Comme le firent remarquer les moqueurs, c’était autant de gagné pour la trésorerie. Itten forma un petit cercle d’initiés, si bien que, effrayé de cette dérive sectaire, Gropius le fit remplacer en 1923 par le peintre hongrois László Moholy-Nagy, qui allait mettre en pratique l’abstraction géométrique dans l’atelier de métallurgie.
Entre-temps, deux grands pionniers de l’abstraction, Vassily Kandinsky et Paul Klee, avaient rejoint le Bauhaus. Avant d’enseigner la peinture libre, ce dernier s’occupait de l’atelier de reliure. Peintre également, Georg Muche présidait au tissage. Cantatrice, Gertrud Grunow dirigeait des cours d’« harmonisation » exaltant la sensibilité aux sons et aux couleurs, au corps et aux matériaux. Les étudiants suivaient des sessions de gymnastique en plein air, dans ce mélange de révolution machiniste et d’hygiène socialiste qui faisait le charme de cette époque. Avant d’en devenir le cauchemar.

Au milieu des fêtes et carnavals, un enseignement révolutionnaire
La vie du Bauhaus était scandée par des carnavals, les ateliers rivalisant d’ingéniosité pour produire des décors, des costumes, inventer des danses ou des sketches au son des improvisations musicales. Pour la « fête blanche », les deux tiers des participants devaient se vêtir de blanc, les autres de déguisements à pois, rayures ou carreaux. Pour la fête métallique, ils sortirent casseroles, poêles et louches de la cuisine. Il y eut celle des fantômes, des cerfs-volants, des barbes et des nez. La fête des lampions fut l’occasion d’expérimenter des jeux de lumière et d’ombre qui servirent de préludes aux ballets mécaniques des années 1920 de Kurt Schmidt.
Le mousseux et le brandy étaient aussi indispensables que la musique. Feininger et Klee jouaient avec leur épouse de la musique de chambre. Pas du Schoenberg, lequel ne vint jamais à Weimar, mais du Mozart ou du Beethoven, et par-dessus tout Bach, véritable dieu dont l’œuvre venait d’être redécouverte. Avec Henri Nouveau, ils cherchèrent dans leurs propres tableaux à donner une représentation plastique de l’art de la fugue, la répétition des motifs géométriques et les associations de couleurs servant de base au contrepoint. Josef Albers composa une fugue peinte sur verre, inaugurant une peinture sérielle qui allait ouvrir la voie à Rothko. Inspiré par le dodécaphonisme viennois, Kurt Schmidt voulut reporter les douze tons dans l’univers de la couleur. Le compositeur Paul Hindemith collaborait avec le théâtreux Oskar Schlemmer au Ballet triadique. Dans ces pièces sans paroles, la chorégraphie est réduite au minimum tant les costumes cubistes ou futuristes sont encombrants.
Le comique est toujours présent, ainsi que l’influence des marionnettes, autre grande passion du Bauhaus. Après que Kandinsky eut créé Sonorité jaune, un élève, Ludwig Hirschfeld-Mack, inventa une sorte de piano électrique capable de produire des notes colorées. L’électricité, qui se répandait dans les foyers, et le cinéma étaient mis à contribution pour les jeux de lumière sur scène. T. Lux, le fils de Feininger, jouait du klaxon et de la grosse caisse dans l’orchestre de jazz, quand il ne passait pas son temps à manipuler les photos au laboratoire avec son frère Andreas, qui allait devenir un des grands reporters du magazine Life.
Les filles, en revanche, étaient reléguées à la broderie ou à la reliure. La menuiserie ou la métallurgie étaient bien trop physiques et il était reconnu qu’elles étaient incapables de projection dans l’espace, ce qui les excluait de la sculpture ou de l’architecture. Il fallut tout son talent – et la protection de Moholy-Nagy – à une Marianne Brandt pour travailler le métal, et créer des lampes ou des théières qui sont restées les plus précieux insignes du Bauhaus.

La politique, cause de la rupture de l’école avec la cité
D’un autre côté, Gropius était confronté à l’hostilité croissante d’une population choquée de voir ces filles en short. Les cercles conservateurs se déchaînaient contre une école dénoncée comme un centre de subversion, alors même que son directeur s’efforçait de la tenir à l’écart de la politique.
La chute des subventions eut un effet accélérateur sur l’évolution de l’école. Elle inventait des typographies, des couvertures de livres, de la tapisserie, des meubles, de la vaisselle, des vases, des affiches, des robes, des bijoux, du papier peint, et même imprimait des billets de banque. Forcée de renflouer les caisses, elle organisa en 1923 une exposition de ses créations, sous le slogan de l’union de l’art et de la technologie. L’exemple le plus célèbre en est resté le Modèle B3, siège fait de tubes d’acier par Marcel Breuer, aujourd’hui encore diffusé sous le surnom de Chaise Vassily. La production en série : une idée qui effarait les artistes peintres.
Mais des menaces plus graves pointaient à l’horizon. En 1924, la droite renversa la majorité sociale démocrate au Parlement de Thuringe, les nazis accédant pour la première fois à un gouvernement régional. Le Bauhaus dut déménager à Dessau, où il obtint l’édification d’un bâtiment futuriste, inauguré en 1925. L’esprit de la fête s’est perdu en route.
En 1928, Gropius céda la place à Hannes Meyer, qui imposa un fonctionnalisme encore plus radical, influencé par la rigueur du mouvement De Stijl. Pour cet architecte, une habitation se résumait à une série de fonctions. Certains credo de ce communiste fervent font froid dans le dos : « La politique et l’art ne font qu’un. L’art n’a rien à voir avec l’esthétique. » La politisation de l’académie fut source de nouvelles tensions avec la ville.
Contraint de démissionner en 1930, Meyer s’exila à Moscou. Il fut remplacé par Ludwig Mies Van der Rohe, auteur d’un des premiers gratte-ciel de Berlin. Avec autorité, il s’efforça de dépolitiser l’école, en regroupant les ateliers sous la direction de l’architecture. Peine perdue. En 1932, les nazis investirent le bâtiment. Mies Van der Rohe fit une ultime tentative en installant le Bauhaus dans une usine repeinte en blanc à Berlin, avant d’en prononcer la dissolution en avril 1933, après l’arrivée d’Hitler à la chancellerie. La plupart des membres de l’école s’enfuirent aux États-Unis, où Moholy-Nagy et Mies Van der Rohe ouvrirent leur cabinet d’architecture. Il leur revint de bâtir, dans les villes de Chicago et de New York, les « cathédrales en verre de l’architecture nouvelle » qu’avait imaginées le poète de leur jeunesse, Paul Scheerbart.

Repères

1919
Walter Gropius fonde l’école d’art Bauhaus à Weimar.

1922
Première exposition des travaux des élèves et des professeurs.

1925
À Weimar, l’extrême-droite dissout l’école qui déménage à Dessau-Rosslau.

1928
Josef Albers est chargé du cours élémentaire, la première année d’enseignement.

1933
Après un second déménagement à Berlin, l’école est définitivement fermée par les nazis.
 

Autour du Bauhaus

Informations pratiques
« Lyonel Feininger : de Manhattan au Bauhaus » jusqu’au 13 mai. Musée des Beaux-arts de Montréal. Ouvert le mardi de 11 h à 17 h, le mercredi jusqu’à 21 h, le jeudi et le vendredi jusqu’à 19 h et le samedi et dimanche de 10 h à 17 h.
Tarifs : 11 et 7 e. www.mbam.qc.ca

« Bauhaus. Art as Life » du 3 mai au 12 août. Barbican Art Gallery à Londres. Ouvert tous les jours de 11 h à 20 h sauf le mercredi jusqu’ à 18h. Nocturne le mardi jusqu’à 22 h.
Tarifs : 15 et 7 e. www.barbican.org.uk

« Josef Albers en Amérique. Peintures sur papier », jusqu’au 30 avril. Centre Pompidou à Paris. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h.
Tarifs : 13 et 10 e. www.centrepompidou.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°646 du 1 mai 2012, avec le titre suivant : 1919-1933 Bauhaus - La parenthèse fonctionnaliste

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