Qatar - Politique

ENTRETIEN

Les enjeux géopolitiques cachés du nouveau Musée national du Qatar

Entretien avec Alexandre Kazerouni, enseignant-chercheur : « Un musée comme outil de légitimation politique. »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 28 mars 2019 - 1816 mots

Le spécialiste du Golfe persique Alexandre Kazerouni explique le contexte géopolitique de l’ouverture du nouveau Musée national du Qatar construit par Jean Nouvel. Un éclairage sans concession et édifiant.

Alexandre Kazerouni
Alexandre Kazerouni
Photo D.R.

Ingénieur des mines, docteur en science politique, maître de conférences à l’École normale supérieure, Alexandre Kazerouni est l’auteur d’un livre remarqué : Le Miroir des cheikhs : Musée et politique dans les principautés du golfe Persique.

Le nouveau Musée national du Qatar est-il si « nouveau » ?

Pas tout à fait, il a en réalité une longue histoire. Le projet d’un Musée national au Qatar remonte à 1972, au lendemain du coup d’État par lequel Khalifa Al Thani, grand-père de l’émir actuel, s’est emparé du pouvoir. Ce musée devait l’aider à consolider son assise politique, d’où le choix d’un palais historique des Al Thani, datant des années 1910, avec des extensions reprenant son style architectural tout autour. Une inauguration en grande pompe a eu lieu en 1975. Le projet était tellement ambitieux qu’il eut une deuxième phase, avec un lagon et un aquarium ouverts en 1977. Le choix d’un style vernaculaire du golfe Persique lui a valu le prix Aga Khan d’architecture en 1980.

Khalifa fut à son tour renversé en 1995, par son fils Hamad. Et comme son père avant lui, il s’est intéressé au musée comme outil de légitimation politique. Ça a donné le Musée d’art islamique de Doha confié à Ieoh Ming Pei inauguré en 2008, mais aussi ce projet de réaménagement du musée national qui a consisté à détruire les extensions des années 1970, à conserver l’ancien palais, et à l’enserrer dans un ensemble de bâtiments conçus par Jean Nouvel et qui évoquent une rose des sables.

De quoi est constitué le noyau des collections du musée national ?

Ce sont principalement des objets préhistoriques issus de fouilles des années 1950 et plus récemment du site historique de Zoubara, et d’objets ethnographiques collectés dans les années 1970. Il y a d’ailleurs eu un désaccord avec Jean Nouvel, initialement en charge de la muséographie et qui voulait minimiser la présence de ces artefacts au profit de films et d’installations contemporaines à dimension artistique, plus à mêmes de sublimer son bâtiment. Et dans sa vision, l’histoire du Qatar à raconter au musée devait démarrer en 1995 avec le règne de Hamad.

Comment s’est conclu ce désaccord ?

Je pense qu’il y a dû y avoir un compromis. Mais ce n’est pas la seule tension qui traverse ce musée national. Longtemps les consultants américains qui portaient le projet à ses débuts tenaient pour une vision d’un Qatar issu de la seule culture bédouine du désert. Alors que le personnel de l’administration culturelle qui comprend historiquement un grand nombre de Qatariens originaires d’Afrique et d’Iran, arrivés par la mer au tournant du XXe siècle, pour travailler dans la récolte des perles, a depuis les années 1980 cherché à présenter les deux visages du pays : le désert et la mer. Rappelons que Doha est une cité portuaire pas une oasis et la rose des sables y est rare.

Et là, comment ce différend a-t-il été réglé ?

Le contexte géopolitique a obligé la famille régnante à composer avec son administration qui forme au Qatar la classe moyenne. En 2013, l’émir Hamad est contraint d’abdiquer au profit de son fils Tamim qui doit ressouder la population autour des Al Thani. Sa sœur, la cheikha Al-Mayassa, présidente de la Qatar Museum Authority, qui avait fait appel aux Américains, perd alors de son influence. Ces projets de musées qui économiquement bénéficient plus aux étrangers qu’aux nationaux ne sont pas populaires. Cette crise s’est prolongée avec le blocus – toujours en cours – de juin 2017 mené par l’Arabe saoudite et les Émirats arabes unis (EAU). Là aussi le clan au pouvoir des Al Thani doit renforcer l’unité nationale autour de lui et composer avec la classe moyenne locale, ce qui se traduit, s’agissant du Musée national de la reprise en compte de la part maritime de l’identité qatarienne. J’étais au Qatar juste après le début du blocus et j’ai appris que les Al Thani seront présentés au musée national comme des citadins, des « Hadar ». C’est une vraie rupture avec leur roman familial du passé, mais aussi et surtout avec la famille régnante d’Arabe saoudite qui, elle, continue à s’identifier à la culture bédouine, au désert.

Quelle est l’origine du conflit avec l’Arabie saoudite et les EAU ?

L’Arabie saoudite et les EAU veulent punir le Qatar d’avoir soutenu les Frères musulmans lors des « Printemps arabes », alors qu’ils sont aussi leurs opposants internes. La chaîne Al-Jazira n’était pas à l’origine destinée aux Occidentaux. Elle est tardivement devenue anglophone. Elle a été fondée au profit des Frères musulmans et a été une arme qatarienne de dissuasion contre l’Arabe saoudite.

Y a-t-il une spécificité patrimoniale et historique du Qatar par rapport aux autres états côtiers ?

Non pas vraiment. C’est la même histoire que celle d’Abou Dhabi, de Dubaï ou du Koweït, une histoire lourdement marquée par l’économie perlière du XIXe, dont résulte la nature composite de la population nationale. Seul le Bahreïn a une histoire plus ancienne.

Comment expliquer que des États rivaux, le Qatar et les EAU, ont fait appel au même architecte, Jean Nouvel ?

Historiquement, la dynamique « université-musée-stade » a commencé au Qatar au début des années 1990. C’est après la guerre du Golfe de 1990-1991 que le cheikh Hamad a l’idée d’un grand musée d’art islamique, et vers 1996 qu’il fait appel à son cousin Saoud pour en former la collection. C’est après 2004 qu’Abou Dhabi se lance dans cette politique tournée vers l’Occident. Thomas Krens y est recruté comme conseiller en 2005 et c’est lui qui introduit Jean Nouvel dans l’île aux musées d’Abou Dhabi, pour en dessiner le Louvre. Or en 2003, Jean Nouvel était déjà en lice au Qatar pour le réaménagement de la corniche de Doha.

Cheikh Saud Al-Thani, c’est ce collectionneur qui a mal fini ?

Ce cousin du cheikh Hamad, a été chargé de constituer la collection du futur musée d’art islamique en 1996. Mais avec le temps, ses goûts personnels ont pris le pas sur cette mission publique et il s’est mis à acheter bien d’autres choses : un œuf de Fabergé, des squelettes de dinosaures. Et il avait tendance à confondre son patrimoine personnel avec celui du musée. C’était l’un des plus gros acheteurs sur le marché de l’art, toutes catégories confondues. Il a été arrêté en 2005 et il est mort en 2014. Avec lui ses projets et ses affaires sont tombés à l’eau, dont l’aménagement de la corniche de Doha.

Mais pourquoi le Qatar et les EAU investissent autant dans la culture ?

Il y a deux raisons principales, dont l’une est spécifique au Qatar. Dans les années 1980 le Qatar est l’État de la côte le plus perméable au salafisme (que l’on préfère au terme wahhabisme dans la péninsule) via les jeunes qui vont étudier dans les universités religieuses saoudiennes dans le cadre du Conseil de coopération du Golfe. De retour au Qatar, ils diffusent ce salafisme qui s’est politisé au contact des Frères musulmans et qui constitue des réseaux d’influence pour le voisin saoudien et donc une menace pour la famille régnante. Celle-ci craint d’autant plus la domination culturelle saoudienne, que le Qatar est le seul pays de la côte ayant la même école juridique sunnite que l’Arabe Saoudite. Les Al Thani veulent désalafiser la jeunesse, reprendre le contrôle de sa formation, d’où les grandes universités occidentales, mais aussi les musées et les grandes manifestations sportives.

Et l’autre raison ?

Il s’agit pour l’un et l’autre de diversifier leurs réseaux d’influence en Occident en se créant des clients via ces grands contrats distribués au nom de la culture et du dialogue. Ces pays ont délégué la défense de leur territoire et de plus en plus la sécurité de leur régime aux puissances occidentales. Le premier parmi les émirs du golfe Persique, le cheikh Hamad a eu l’idée de proposer aux Américains d’installer une base militaire sur son territoire. C’était en 1991, au lendemain de la libération du Koweït, et au détriment du monopole saoudien sur les relations militaires avec les États-Unis. On commence par offrir des bases militaires en échange de sa sécurité. Puis on prend en compte le fait que ces puissances militaires occidentales sont des démocraties avec des opinions publiques qui y jouent un rôle, notamment lorsqu’il s’agit de voter un départ en guerre. En créant des branches d’université, de musées et des stades on distribue de l’argent aux élites occidentales qui façonnent l’opinion publique. Le triomphe de cette stratégie c’est ­lorsqu’Emmanuel Macron a dit que la France devait avoir une position équilibrée entre le Qatar et l’Arabie Saoudite, ce ­dernier étant pourtant le plus gros client de l’industrie française de l’armement.

Y a-t-il un lobby qatarien en France ?

Si lobby veut dire capacité à influencer la prise de décision en France, oui il y a un lobby qatarien en France, et la position française dans cette crise en est un bon exemple. Et dans notre pays, le Qatar a su profiter de la faiblesse relative des réseaux du concurrent saoudien, bien plus anciens et étendus au Royaume-Uni et aux États-Unis, les deux autres puissances nucléaires occidentales.

Qu’est-ce qui donne du poids à ce lobby ?

Les contrats de prestation de services. Il y a maintenant beaucoup de personnes à Paris intéressées à la survie du Qatar et au maintien au pouvoir de la faction princière qui leur distribue des contrats. La vie politique, même en république, est aussi la somme des intérêts particuliers des élites sociales. Certains énarques, qui ont donc travaillé dans le public, des ambassadeurs, des anciens ministres ont monté des cabinets de conseil privés avec pour clients les familles régnantes du Golfe. Et leurs contacts avec leurs anciens collègues toujours dans l’Administration sont une de leurs principales ressources. Je rappelle que Jacques Chirac a longtemps été hébergé par la famille Hariri, dont on connaît la dépendance à l’Arabe saoudite. Le risque est qu’à un moment donné ces élites, qui ont des contrats avec le Qatar, trouvent plus d’intérêt à défendre l’intérêt de ce pays plutôt que celui de la France. Avec la perméabilité entre sphère politique et culturelle via les collectionneurs qui sont également des propriétaires de journaux, la culture est en France un secteur stratégique.

Comment analyser à cette aune le projet d’Al-Ula en Arabie saoudite ?

Avec Al-Ula, l’Arabie saoudite s’ouvre la possibilité de distribuer aux élites françaises une manne sidérante, incomparable avec ce qui a été donné par le Qatar ou Abou Dhabi. C’est de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards de promesses, mais c’est avec les promesses que l’on tient les gens. Il ne s’agit pas seulement de développer le site archéologique de Mada’in Saleh, un très beau site qui relève de la culture nabatéenne, mais de développer toute la région. Au début cela devait revenir aux Britanniques, puis l’Arabie saoudite a décidé d’en distribuer une part grandissante aux Français.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°520 du 29 mars 2019, avec le titre suivant : Alexandre Kazerouni, enseignant-chercheur : « Un musée comme outil de légitimation politique »

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