Qatar - Politique culturelle

Qatar, une offre culturelle et muséale très « marketing »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 31 janvier 2022 - 1531 mots

DOHA / QATAR

La pétromonarchie du Golfe compte sur son offre culturelle pour distraire les visiteurs de la prochaine Coupe du monde de football, dans une démarche plus séductrice que scientifique.

Doha (Qatar). Au Qatar plus qu’ailleurs, la politique culturelle est assujettie à des considérations internationales. Mais ce qui la caractérise plus encore est sa rapidité de mise en œuvre, sans comparaison avec le temps long de la « vieille Europe ». Car les moyens considérables de cette jeune monarchie gazière, une absence totale de contraintes foncières et urbaines et une opinion publique locale muette lui permettent de répondre rapidement à la demande dans une démarche très « marketing ».

Pour l’heure, le grand rendez-vous international du Qatar est l’organisation de la 22e Coupe du monde de football en novembre 2022. C’est ce qui mobilise toutes les énergies car la presqu’île située dans la péninsule Arabique sur le golfe Persique veut en faire un tremplin pour devenir une nouvelle destination touristique pour les Occidentaux. Et la culture est une composante importante dans cette offensive.

À dire vrai, le Qatar n’a pas attendu d’être certain d’organiser la Coupe du monde pour mettre en chantier des « musées fabriqués par des Occidentaux pour des Occidentaux » (Alexandre Kazerouni, Le miroir des cheikhs, 2017, Puf). Le dernier en date (2019), le Musée national, est un modèle du genre. Édifié par Jean Nouvel sur la corniche, l’avenue qui longe la baie de Doha, bordée de parcs verdoyants et de bâtiments luxueux, il prend la forme d’une immense rose des sables et enserre l’ancien palais de l’émir. Les abords sont cependant peu avenants car dépourvus de végétation et perturbés par le couloir aérien qui les survole. À l’intérieur, les immenses salles ont tout pour séduire un large public international : une déambulation aisée, de nombreuses projections vidéo immersives, des mises en scène spectaculaires et une articulation très lisible. La première section raconte les origines géologiques de la région, suivies de l’histoire du Qatar, tandis que la troisième partie présente la « vision » du Qatar pour le futur c’est-à-dire celle de la famille régnante, les Al-Thani. La section historique est d’autant plus facile à comprendre qu’il n’y a pas grand-chose à raconter : les tutelles ottomanes et britanniques (rapidement), l’indépendance déclarée en 1971, la découverte du pétrole et du gaz. Rien sur le blocus récent (entre 2017 et 2021) du grand voisin saoudien qui a failli dégénérer en conflit armé. L’imaginaire traditionnel de la région – le désert, les faucons, les plongées en mer pour chercher les perles – est mis en avant et scénarisé tandis que la fin du parcours présente le projet d’une société inclusive et égalitaire (!). Le tout est conçu pour être efficace, divertissant et fédérateur.

Le Musée national s’inscrit dans le sillage du Musée d’art islamique ouvert en 2008. Lui aussi installé sur la corniche en bordure de la baie de Doha, sa forme, géométrisée, de ziggourat a été dessinée par Ieoh Ming Pei, un autre architecte « occidental » très connu. Plus encore qu’au Musée national, le contenant prime sur le contenu. Les petites salles réparties sur trois niveaux semblent perdues. Elles présentent une sélection de la collection d’art islamique, constituée à partir d’un ensemble acquis auprès d’un collectionneur koweïtien puis agrandie avec des achats effectués en salles de ventes. Le musée est cependant fermé pour travaux depuis des mois alors que Doha était en 2021 « Capitale de la culture dans le monde musulman (Capital of Culture in the Islamic World 2021) », ce que nombre de nos interlocuteurs sur place semblaient ignorer. Un détail (enfin pas vraiment un détail !) qui illustre bien l’état d’esprit local. Le Qatar multiplie les labels, initiatives et manifestations pour hisser la péninsule au niveau des grands pays, sans toujours se soucier de la qualité d’exécution finale. Et dans une culture du secret (ou de l’indifférence), là aussi typique de cette région, peu d’explications sont données sur la nature des travaux et la date de réouverture – « avant l’ouverture de la Coupe du monde » en tout cas.

Des totems architecturaux

Aucun de ces deux grands musées ne s’est signalé par un travail scientifique de grande ampleur : peu d’expositions temporaires (le Musée national exposait à la fin de l’an dernier des voitures américaines des années 1950), pas de publication (le papier semble avoir ici été totalement banni), de rares colloques. Ce sont de magnifiques totems architecturaux s’inscrivant dans un urbanisme en quête de patrimonialisation, présentant de beaux objets ou des installations vidéo soignées. Ils offrent bien sûr toute la palette des services attendus dans les grands musées : boutiques, cafétéria, restaurant étoilé, auditorium. Ils sont d’abord destinés aux touristes, même si la communication institutionnelle insiste sur leur valeur éducative au bénéfice des locaux. Enfin pas tous les locaux. Ne les fréquentent vraiment, en pratique, que les 300 000 Qataris (les nationaux) et les 100 000 expatriés occidentaux. Les autres, ouvriers du bâtiment, employés d’hôtel, personnels de maison, agents de sécurité qui représentent 87 % des résidents (en majorité des Indiens, Népalais et Bengalais), aux conditions de travail très dures, ne peuvent se sentir concernés. Ils n’ont pas non plus le loisir de se rendre au Mathaf (« musée » en arabe), le Musée d’art moderne arabe, ouvert en 2010 à la périphérie de la Cité de l’Éducation (Education City), un nouveau quartier situé à quelques kilomètres du centre historique qui réunit de nombreuses universités et une magnifique bibliothèque.

Curieusement, le Mathaf ne bénéficie pas de la même attention que les deux grands « musées-miroir », selon l’expression d’Alexandre Kazerouni. Pourtant sa collection d’art moderne des pays arabes (et non pas musulmans) n’est pas sans intérêt pour les historiens de l’art, un segment de marché certes moins étoffé que celui des amateurs de football. Le bâtiment d’origine, une école de jeunes filles, a été réhabilité par l’architecte français Jean-François Bodin. De manière générale, le Qatar est très francophile comme en témoignent les nombreux investissements immobiliers et commerciaux de la famille régnante en France. Sur place, la France bénéficie d’une image de marque flatteuse, notamment dans les registres de la culture, du luxe et de la gastronomie. La salle d’accueil du Mathaf (un bâtiment un peu triste dans un environnement qui l’est plus encore) expose deux grands portraits de l’émir et de sa femme, peints par le Franco-Chinois Yan Pei-Ming, tandis que l’exposition temporaire en cours (jusqu’au 31 mars) est consacrée à Kader Attia. Cette francophilie s’explique aussi, ici, par le parcours de son directeur, le Marocain Abdellah Karroum qui a fait ses études et organisé des expositions en France.

La Coupe du monde a cependant accéléré la frénésie de création de nouveaux musées. Un « musée de l’olympisme et du sport » est en cours de construction, attenant à l’un des stades, et devrait ouvrir prochainement. Il s’annonce comme le plus grand musée dans ce domaine, et on veut bien le croire. Il devrait connaître plus de fréquentation que le Mathaf. Et, il y a quelques mois, Qatar Museums, l’agence qui gère les musées publics, a annoncé la construction d’un musée pour les enfants, nommé « Dadu », sans indiquer de lieu, d’architecte ni de date. Outre la dimension touristique et quelque peu clientéliste (tous ces projets sont pilotés par des intervenants occidentaux), cet activisme culturel s’explique aussi par la personnalité de la présidente de Qatar Museums, Cheika Al-Mayassa, la sœur de l’émir, qui a la haute la main sur la culture et l’éducation. Elle a poussé à la création d’un centre d’art dans l’ancienne caserne (la Fire Station) qui accueille actuellement une exposition sur le designer décédé Virgil Abloh [lire le JdA no 580, 7 janv. 2022] et elle impulse un programme d’art dans la ville qui devrait compter une centaine de sculptures d’ici à la fin de l’année. Si Américains et Britanniques sont bien représentés (Richard Serra ou Damien Hirst avec ses sculptures de fœtus qui font beaucoup parler d’elles), quelques Français surgissent au coin d’une rue ou d’un centre commercial : César, Jean-Michel Othoniel…

Au fond rien d’étonnant à ce que la politique culturelle du Qatar soit « marketing ». Le Qatar est moins une nation qu’une entreprise. Une entreprise qui à tout moment peut se séparer de 90 % de ses résidents et dont le lien social ne repose pas, comme ailleurs, sur l’histoire et l’identité mais sur une relation contractuelle.

Un musée invraisemblable : le « Sheikh Faisal Bin Qassim Al-Thani Museum »  

Al-Shahaniyah. C’est sans doute le musée le plus incroyable au monde. Il est peu mis en avant dans la communication officielle et on comprend pourquoi. Ce musée privé, qui appartient à un membre de la famille régnante, est un gigantesque bric-à-brac duquel émergent quelques objets de valeur. Ses trois interminables halls tout en longueur, dans un bâtiment forteresse au milieu de nulle part, rassemble 30 000 objets de toutes sortes, amassés par le riche homme d’affaires dans une forme de compulsion puérile. On trouve ainsi des centaines de petites voitures d’enfant, mais aussi des dizaines de véritables voitures occidentales côtoyant un avion, des bateaux. Partout, des centaines d’armes, d’uniformes militaires, de tapis, d’instruments de musique, de chaises, de mannequins alignés dans une accumulation qui laisse pantois. Sur les murs, des dizaines de reproductions de mauvaise qualité de tableaux connus et des photos du Sheikh, dont plusieurs en compagnie de Saddam Hussein.

 

Jean-Christophe Castelain

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°581 du 21 janvier 2022, avec le titre suivant : Qatar, une offre culturelle et muséale très « marketing »

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