Restitutions

Biens spoliés

L’affaire Gurlitt n’en est qu’à ses débuts

Plus de 1 400 œuvres volées ou confisquées par les nazis ont été saisies en février 2012 chez un collectionneur munichois. Les autorités allemandes enquêtent sur leur provenance

Par Isabelle Spicer (Correspondante à Berlin) · Le Journal des Arts

Le 13 novembre 2013 - 1385 mots

AUGSBURG / ALLEMAGNE

La perquisition en février 2012 du domicile de Cornelius Gurlitt a révélé une collection spectaculaire : 1 406 œuvres d’art ancien et moderne, dont une large partie provient des spoliations nazies avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Saisis par l’État allemand dans le cadre d’un redressement fiscal, les biens font aujourd’hui l’objet d’une enquête sur leur provenance, qui n’en est qu’à ses débuts.

AUGSBURG - Le parquet d’Augsburg (Allemagne) a confirmé et précisé le 5 novembre les révélations de l’hebdomadaire allemand Focus. À la suite du comportement suspect d’un individu lors d’un contrôle douanier de routine entre la Suisse et l’Allemagne en 2010, une enquête a été ouverte début 2011, qui a conduit à la perquisition de son domicile en février 2012 à Munich. Trois jours ont été nécessaires pour vider l’appartement : aux côtés d’empilement de boîtes de conserve périmées et cartons, un butin spectaculaire a été saisi : 1 406 œuvres d’art, dont cent vingt et une sont encadrées. Parmi celles-ci figurent de nombreux biens spoliés par les nazis avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. La liste des artistes concernés est impressionnante : Picasso, Matisse, Kokoschka, Dix, Beckmann, Chagall, pour ne citer que quelques exemples.

Le magazine Focus révèle que ces biens ont été saisis dans l’appartement de Cornelius Gurlitt, fils du marchand d’art d’Hildebrand Gurlitt. Cette information n’a pas été confirmée par le parquet d’Augsburg, en raison de la protection du droit de la personne et du secret de l’instruction. C’est le motif qui a été également donné pour expliquer le silence autour de cette incroyable découverte. En parallèle à l’enquête ouverte pour évasion fiscale et recel, une historienne de l’art de la Chaire d’enseignement « Art dégénéré » à l’Université libre de Berlin, Meike Hoffmann, a été chargée depuis un an et demi d’enquêter sur la provenance de ces œuvres. « Une partie des œuvres proviennent indiscutablement de la rafle d’“art dégénéré”. Pour l’autre partie, des recherches sont en cours – et elles vont sûrement durer longtemps — pour savoir si elles sont parvenues dans cette collection sous la contrainte et la persécution », déclare Meike Hoffmann. Celle-ci a refusé de commenter la valeur de la collection, mais, étant donné que de nombreuses œuvres sont exécutées sur papier, le chiffre initialement avancé par Focus d’une valeur d’un milliard de dollars pourrait être revu à la baisse.

« Art dégénéré »
Les biens ont été saisis par l’État allemand en vue de déterminer le montant du redressement fiscal, mais ils appartiennent légalement toujours à Cornelius Gurlitt et devraient lui être rendus à l’issue de l’enquête. Celui-ci n’est d’ailleurs pas inquiété par la police. Parmi les biens saisis en février 2012, au moins quatre cas de figure se profilent. Tout d’abord, les biens acquis avant 1933 ou achetés dans des circonstances normales après la guerre ne posent pas de problème particulier, si ce n’est que Cornelius Gurlitt n’a pas déclaré d’héritage à la mort de son père. Deuxième cas de figure : les œuvres saisies dites d’« art dégénéré » par l’État nazi en 1937 dans les institutions allemandes. Une loi de 1938 avait légalisé a posteriori cette confiscation. La loi n’a jamais été abrogée et l’État fédéral allemand est le successeur légal du Troisième Reich. Selon Winfried Bullinger et Katharina Garbers-von Boehm, spécialistes en propriété intellectuelle, droit de l’art et restitution au Cabinet CMS Hasche Sigle, « il est très improbable que les musées d’État récupèrent les biens confisqués, car les dispositions de la loi ont toujours effet ». La galerie Kornfeld, à Bern (Suisse), a d’ailleurs déclaré dans un communiqué avoir vendu dans les années 1990, en connaissance de cause, pour le compte de Cornelius Gurlitt, des œuvres saisies dans les institutions allemandes en 1937. Le commerce d’art dégénéré n’était pas interdit par la loi à l’époque, et ne l’est toujours pas, précise la galerie.

Troisième et quatrième cas de figure, les biens spoliés aux personnes privées. Dans la troisième variante du scénario, le marchand d’art Hildebrand Gurlitt avait été chargé par l’État nazi d’écouler à l’étranger les biens spoliés aux familles juives. Les actes d’expropriation de personnes privées adoptés par les nazis sont aujourd’hui considérés comme nuls et non avenus. Cependant, le délai de prescription pour récupérer des biens volés ou confisqués est de trente ans en Allemagne. Toutefois, d’après Winfried Bullinger, « la pression morale est telle que ce groupe a le plus de chance de récupérer ses biens. Tout devra être examiné cas par cas ».

La dernière possibilité concerne enfin les biens achetés directement à des personnes privées, qui ont dû vendre leur collection pour une bouchée de pain avant de fuir le pays. Ces situations doivent également être évaluées au cas par cas afin d’établir si ces ventes ont été réalisées sous la contrainte. Lors de la vente d’une œuvre de Max Beckmann réalisée par la maison de vente aux enchères Lempertz (Cologne) pour le compte de Cornelius Gurlitt, à la fin 2011, un accord avait ainsi été trouvé avec la succession Alfred Flechtheim : le produit de la vente, qui avait rapporté 864 000 euros, avait été partagé entre Cornelius Gurlitt et les héritiers.

Silence sur l’affaire
Dès que l’affaire a été dévoilée par Focus, des protestations internationales se sont élevées de toutes parts, reprochant à l’État allemand, qui était au courant de la saisie depuis plusieurs mois, de ne pas avoir respecté la déclaration de Washington de 1998 en ayant fait silence sur l’affaire. On comprend d’autant moins ce silence que la large publicité faite autour de celle-ci a permis de faire avancer les recherches à vitesse grand V. Ainsi, un autoportrait d’Otto Dix que l’experte Meike Hoffmann avait déclaré être inconnu, était en fait répertorié dans des documents des Alliés conservés aux Archives nationales de Washington. Alors que la veuve d’Hildebrand Gurlitt avait déclaré que l’ensemble de la collection et les reçus des transactions avaient été détruits pendant les bombardements de Dresde en 1945, certaines œuvres détenues par Gurlitt avaient en fait été saisies au château d’Aschbach près de Bamberg par les forces alliées à la fin de la guerre.

Dans ces archives, Hildebrand Gurlitt affirme que, sa collection ayant été détruite à Hambourg, il a acquis des œuvres en France pour le compte de musées allemands de 1942 à 1944. Mais il s’était posé en victime du régime nazi en raison d’une grand-mère juive, et pour avoir été limogé de deux postes successifs en 1930 et 1933. Convaincus de son statut de victime, les « Monuments Men » (1), qui font l’objet du prochain film de George Clooney, avaient ainsi rendu 163 œuvres à Hildebrand Gurlitt en 1950. La liste des œuvres restituées peut être consultée sur le site de la fondation Monuments Men. Autre révélation, le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung dévoile que des œuvres de la collection Gurlitt figuraient dans une exposition consacrée à l’art allemand à New York et San Francisco en 1956. Exposition financée… par l’État allemand.

Une « task-force »
Alors que le parquet d’Augsburg avait laissé planer un doute sur le fait que Cornelius Gurlitt soit encore en vie, le magazine Paris-Match déclare avoir retrouvé sa trace. Le parquet avait également affirmé qu’il était improbable que d’autres caches d’œuvres existent. Pourtant, dernier rebondissement en date, la police criminelle du Land de Bade-Wurtemberg a déclaré avoir mis en sûreté vingt-deux œuvres de valeur en lien avec celles retrouvées à Munich, samedi 9 novembre. Selon le quotidien britannique The Guardian, ces œuvres pourraient appartenir au beau-frère de Cornelius Gurlitt, Nikolaus Frässle. Celui-ci ne fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire, a ajouté la police dans un communiqué.

Ironie du sort ou opportunisme, le Festival international du film de Berlin vient d’annoncer en grande pompe que la première internationale du film Monuments Men aura lieu à Berlin. Ce sera le film d’ouverture de la Berlinale qui débute le 6 février 2014.
Dans un effort de transparence, le gouvernement allemand a annoncé la mise en place d’une « task-force » composée de six experts, chargée d’examiner la provenance d’environ 970 œuvres. Une première liste de 25 œuvres sera publiée sur le site www.lostart.de.

(1) troupe composée de professionnels de l’art venus de plus de treize pays et ayant pour mission, entre 1943 et 1951, de protéger les monuments historiques européens et de rechercher les œuvres d’art pillées par les nazis.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°401 du 15 novembre 2013, avec le titre suivant : L’affaire Gurlitt n’en est qu’à ses débuts

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque