Autriche - Art moderne

XXE SIÈCLE / EXPOLOGIE

Les racines occultes du nazisme

Par Éva Hameau · Le Journal des Arts

Le 11 décembre 2025 - 745 mots

Le Leopold Museum s’intéresse aux doctrines spiritualistes ayant émergé en Autriche dans les années 1900 et sonde un aspect méconnu de l’histoire viennoise.

Vienne (Autriche). Il est de ces sujets qui, de par leur caractère hermétique et leurs multiples ramifications, se laissent difficilement aborder autrement que par l’écrit. Le Leopold Museum prend le risque de consacrer une exposition aux principales doctrines occultes et ésotériques ayant vu le jour dans la capitale autrichienne à l’aube du XXe siècle. Un propos audacieux, d’autant que les co-commissaires Matthias Dusini et Ivan Ristic lèvent le voile sur un pan sombre et méconnu de l’histoire des idées, peu abordé jusqu’alors dans les institutions viennoises : la pénétration de théories racialistes et antisémites au sein de quelques cénacles d’intellectuels férus de théosophie.

Prégnance de la théorie

Le spiritisme et la théosophie sont sans conteste les doctrines spiritualistes les plus emblématiques du tournant du siècle à Vienne. L’exposition « Modernité cachée. La fascination pour l’occulte dans les années 1900 » s’articule autour de ces deux courants et s’intéresse à leur influence sur l’art de la première moitié du XXe siècle. La section consacrée au spiritisme présente ses principaux acteurs – Hippolyte Léon Denizard Rivail, l’un des pionniers du spiritisme dans les années 1850, et Carl du Prel, théoricien allemand du spiritisme moderne, pour ne citer qu’eux –, des photographies spirites d’Adolf Ost et Friedrich Strnischtie, des captations de représentations sous hypnose de la célèbre danseuse Magdeleine Guipet ainsi qu’une belle sélection de tableaux d’artistes plus ou moins connus du grand public.

L’écriture reste toutefois prédominante, et ce en dépit de la diversité des médiums et supports exposés. Une remarque qui peut être généralisée à l’ensemble de l’exposition. Si l’écrit n’est évidemment pas à bannir dans une exposition consacrée à des processus de pensée complexes, il eût été judicieux de varier ses modalités de présentation et d’inclure des dispositifs sonores et des vidéos explicatives afin d’alléger la visite et de rendre le propos plus accessible. Certaines sections documentaires de « Modernité cachée » prennent parfois la forme d’un amoncellement de biographies de théoriciens.

Malgré la quantité de textes présents dans l’exposition, certaines salles ne fournissent pas d’explications suffisantes pour déchiffrer les iconographies convoquées dans les œuvres. Tel est le cas de la section consacrée à deux disciples de la doctrine théosophique, le peintre symboliste allemand Karl Wilhelm Diefenbach (1851-1913), figure de l’artiste-prophète, et son élève Hugo Höppener (1868-1948). Quelques notions théosophiques à l’instar de la théorie des sphères supérieures et du corps astral sont explicitées, de même que la trajectoire personnelle de Diefenbach, de son végétarisme éthique à la fondation de la communauté Humanitas dans la banlieue de Vienne en 1898. Il reste toutefois quasiment impossible, pour les visiteurs non initiés à la théosophie, de décrypter certains de ses tableaux comme le Sphinx (1897-1907) ou Ecce Homo (1890). Pour le premier, le visiteur doit-il y voir une référence à l’initiation d’Helena Blavatsky, fondatrice de la Société théosophique en 1875, ou aux « mystères d’Isis » au pied du Sphinx en Égypte ? Et, le Christ étant un être spirituel cosmique dans la pensée théosophique, Ecce Homo est-il à lire comme une allégorie de la Sagesse ? Difficile à dire.

Occultisme, sociétés secrètes… et parti nazi

La partie sur l’émergence et le développement de l’« ariosophie », une branche ethno-nationaliste de la théosophie, est la grande réussite de l’exposition. Matthias Dusini et Ivan Ristic reviennent sur les prémices de cette doctrine sous l’égide de Jörg Lanz von Liebenfels (1874-1954), un occultiste viennois. Ceci depuis la fondation du Nouvel Ordre Templier, une organisation religieuse eugéniste et racialiste, jusqu’à la publication du manifeste Théozoologie ; ou la science relative aux hommes-singes de Sodome et à l’électron divin, un ouvrage dans lequel Lanz von Liebenfels développe l’idée d’une filiation entre une race d’hommes-dieux et une race aryenne. Les commissaires rappellent que son périodique antisémite Ostara a été lu par Hitler dans sa jeunesse.

Autre représentant de l’ariosophie : Guido List (1848-1919), écrivain viennois à l’origine de l’« armanisme », une « théorie des 5 races de l’histoire mondiale », qui a influencé toute une génération d’occultistes autrichiens et allemands. Ces derniers ont fondé des sociétés secrètes comme le Reichshammerbund, l’ordre Teutonique et la société Thulé, qui ont toutes trois contribué à l’émergence du parti nazi.

En dépit de l’aridité de certaines sections du parcours et de la prédominance du texte au détriment de l’image ou d’autres dispositifs de médiation, « Modernité cachée » reste une exposition importante et d’une grande richesse, et le courage des deux commissaires ne peut qu’être salué.

Hidden Modernism. The Fascination with the Occult around 1900,
jusqu’au 18 janvier 2026, Leopold Museum, MuseumsQuartier, Museumsplatz 1, Vienne, Autriche.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°667 du 12 décembre 2025, avec le titre suivant : Les racines occultes du nazisme

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