Voilà un demi-siècle que Bruno Decharme se passionne pour l’art brut. En 2022, par une grande donation, il a fait entrer cet art des marges dans le plus grand musée français d’art moderne et contemporain : le Centre Pompidou. À l’occasion de l’exposition de sa donation au Grand Palais, il raconte l’épopée de sa collection.

C’est le terme choisi par Jean Dubuffet en 1945 pour désigner ces créations qui échappent à la norme, à l’école, à l’apprentissage : celles des aliénés mentaux, des personnes éloignées de l’art qui créent des œuvres époustouflantes qu’elles disent inspirées par les esprits, ou encore de celles qui, dans l’art populaire, ouvrent des voies étranges, singulières… Si cet art est appelé « brut », c’est parce qu’il émerge par nécessité psychique, exprimant l’archaïsme de nos structures mentales les plus profondes, en marge de l’histoire de l’art. Mais dès le milieu du XIXe siècle, bien avant que Dubuffet n’utilise ce vocable, des psychiatres ont remarqué la beauté et la puissance des œuvres de certains patients. L’inconscient, dans une sorte d’automatisme, se trouve au poste de commande. C’est d’ailleurs ce qui passionne les avant-gardes du XXe siècle dans leur désir d’échapper à l’académisme, à la norme – André Breton, par exemple. Ce qui me gêne toutefois dans ce mot, c’est qu’il évoque une création facile, immédiate, alors que ces œuvres sont au contraire extrêmement sophistiquées.

En effet ! Si les institutions ont détourné le regard, c’est parce que ces artistes leur faisaient un pied de nez en ne s’inscrivant pas dans l’histoire de l’art. D’ailleurs, de leurs œuvres, l’histoire de l’art n’a rien à dire ! Ce sont les philosophes, les linguistes, les sociologues qui s’intéressent à elles et tentent de comprendre leur structure.
À la fin des années 1970, j’ai visité la Collection de l’art brut à Lausanne, qui venait d’ouvrir à la suite de la donation de Jean Dubuffet. Ce fut un choc. Les œuvres d’Adolf Wölfli (1864-1930), en particulier, m’ont bouleversé. Que cet homme soi-disant illettré, originaire d’une campagne où il était maltraité, ait écrit des milliers de pages avec une écriture d’une beauté absolue et conçu une œuvre qui nous embarque dans des voyages incroyables, m’est apparu comme un miracle ! En sortant de ce musée, j’ai commencé à dévorer des écrits sur l’art brut, notamment ceux de l’historien de l’art Michel Thévoz, qui dirigeait cette collection. Comme cela intéressait alors peu de monde, j’ai acheté ma première œuvre, un dessin d’Adolf Wölfli, pour une somme dérisoire. Mais je n’avais pas alors le projet de constituer une collection. Pendant des années, j’acquérais simplement des œuvres que j’aimais pour vivre avec elles.
Au bout d’une quinzaine d’années, je me suis rendu compte que j’avais environ 3 000 œuvres. Un ami marchand, passionné d’art brut, m’a proposé de monter une petite exposition dans sa galerie, qui a débouché sur une autre dans un musée de L’Isle-sur-la-Sorgue, en 2000. Cette dernière a été reprise aux États-Unis. J’ai alors pris conscience d’avoir constitué une collection, à laquelle qu’il fallait désormais donner une cohérence.
Jusqu’à la fin des années 1990, avant cette exposition, j’étais collé au regard de Dubuffet, dont la collection était vraiment franco-suisse. Mais quand Lucienne Peiry a succédé à Michel Thévoz à la tête de la Collection de l’art brut, elle a enrichi le fonds d’œuvres venues de tous les continents. C’était extraordinaire. C’est aussi à cette époque que j’ai rencontré la philosophe Barbara Safarova, qui achevait une thèse sur les femmes et la folie au XIXe siècle. Elle s’est passionnée pour l’art brut. C’est une grande voyageuse, polyglotte. Elle est devenue ma femme. Ensemble, nous avons fait le tour du monde, pour prospecter au Japon, en Amérique latine, en Afrique, partout en Europe !
Ces œuvres des marges étaient montrées dans des galeries confidentielles, de tout petits musées. Simplement, elles n’intéressaient personne ! Peu à peu, nous avons fait des rencontres, constitué un réseau, découvert des œuvres et des artistes grâce au bouche-à-oreille. Parallèlement, j’ai eu aussi envie de constituer un pôle de recherche très ouvert, réunissant des philosophes, des historiens de l’art ou encore des psychanalystes, auquel j’ai donné le nom d’ABCD, pour Art brut connaissance et diffusion, et dont le but était d’apporter des outils de réflexion autour de ce sujet et montrer les œuvres. Je voulais que cette collection me dépasse, prenne de l’ampleur et ne reste pas ma propriété privée.

© Hans-Jörg Georgi / Atelier Goldstein
Je me suis rendu compte que j’avais rassemblé un corpus incroyable d’œuvres aujourd’hui introuvables – des chefs-d’œuvre d’Adolf Wölfli, des dessins absolument magnifiques d’Aloïse Corbaz (1886-1964), des peintures de Henry Darger (1892-1973), ce portier d’un hôpital catholique, placé dans un orphelinat lorsqu'il était enfant (*), auteur d’une épopée époustouflante découverte après sa mort… Les musées ne pourraient plus les acheter aujourd’hui car un marché s’est créé et leurs prix atteignent aujourd’hui des sommets. Je voulais que ce corpus soit protégé. Il était pour moi inimaginable que ma collection soit dispersée quand je ne serai plus là.
J’ai commencé à réfléchir à une donation il y a déjà une vingtaine d’années. Mais pour que cette dernière soit acceptée, il fallait valoriser ma collection. En 2014, Antoine de Galbert l’a exposée à la Maison Rouge. Cet événement a attiré un nombre incroyable de visiteurs. Les institutions ont commencé à ouvrir les yeux, et j’ai pu exposer des œuvres de ma collection dans des lieux qui permettaient que la reconnaissance opère, comme le Palais de Tokyo ou encore récemment, la Villa Médicis. En septembre 2020, lorsque j’ai rencontré Bernard Blistène, alors directeur du Centre Pompidou, il avait conscience qu’il ne fallait pas manquer le coche. J’ai choisi parmi les 5 000 ou 6 000 pièces de ma collection un corpus d’un millier d’œuvres du XVIIe siècle à nos jours, les plus belles et les plus représentatives du champ de l’art brut, au niveau historique, géographique et thématique, afin que le Centre Pompidou ait le plus beau des départements, à partir duquel il pourrait travailler. J’ai présenté mes conditions, d’une part qu’une salle permanente, même petite, soit consacrée à la donation, afin que les œuvres y soient présentées en rotation, et d’autre part qu’un pôle de recherche soit constitué au sein de la bibliothèque Kandinsky, afin de poursuivre le travail d’ABCD. Enfin, j’ai tenu à ce que soit présentée, peu de temps après la donation, une grande exposition, dont je serais commissaire, afin de partager ces œuvres avec le public.

© Adagp Paris 2025
Cette exposition est une invitation au voyage qui nous entraîne dans l’art brut des quatre coins du monde. Elle présente les artistes historiques, collectionnés par Dubuffet, comme ceux que nous avons découverts. Nous avons eu un vrai souci de pédagogie tout au long du parcours. Ces œuvres touchent à l’essentiel. Il est souvent difficile de les dater, bien que j’observe qu’elles entrent toujours en résonance profonde avec leur époque. Ainsi, les princesses d’Aloïse Corbaz, amoureuse de Guillaume II (**), chantent un monde en train de disparaître, tandis que les petites filles nues de Henry Darger résonnent avec la guerre du Vietnam et cette photographie qui a fait le tour du monde d’une enfant nue en train de courir : elles racontent l’horreur des guerres. Quant à Zdenek Kosek (1949-2015), ce peintre tchèque qui à la suite d’un effondrement psychique entreprend de noter chaque événement, chaque variation météorologique, terrifié par l’idée qu’une catastrophe adviendrait s’il omettait un détail, il exprime le souci que nous devons avoir d’un monde qui menace de s’effondrer. Et pourquoi Hans-Jörg Georgi, aujourd’hui âgé de 76 ans, passe-t-il son temps à fabriquer avec du carton de boîtes de chaussures ses incroyables avions de papiers tridimensionnels ? Parce qu’il pense qu’un jour la terre deviendra invivable et qu’il faut créer ces arches de Noé volantes pour nous sauver. Ces œuvres qui peuvent sembler extravagantes touchent ce qu’il y a de plus profond en nous. C’est pour cela qu’elles nous bouleversent.
Contrairement à ce qui a été publié dans L'Œil n° 787 :
(*) Henry Darger n’a pas été interné adulte mais placé dans un orphelinat lorsqu’il était enfant.
(**) Héloïse Corbaz n'était pas amoureuse de Frédéric II mais de Guillaume II.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s

Bruno Decharme : « Les œuvres d’art brut touchent ce qu’il y a de plus profond en nous »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°787 du 1 juillet 2025, avec le titre suivant : Bruno Decharme : « Les œuvres d’art brut touchent ce qu’il y a de plus profond en nous »