Art contemporain

Comment émergent les « bruts » ?

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 18 mars 2015 - 2248 mots

L’Art brut a le vent en poupe. Pourtant, ses créateurs construisent des « mythologies individuelles » sans penser à un quelconque destinataire. Quels sont donc les réseaux qui les font reconnaître, souvent malgré eux, comme de (grands) artistes ?

Déchus, cloîtrés, laissés-pour-compte… Les voici adulés, sous les feux des projecteurs des musées. Jusqu’au 10 mai 2015, le Musée du LaM, à Villeneuve-d’Ascq, dédie une rétrospective à Aloïse Corbaz : éprise de l’empereur Guillaume II, internée à la demande de sa famille, elle dessina sa vie durant un univers peuplé de danseurs, de princesses et d’amoureux. À partir du 29 mai, c’est le Musée d’art moderne de la Ville de Paris qui consacrera une exposition à une autre grande figure de l’Art brut, l’Américain Henry Darger : ce catholique dévot, orphelin, qui composa dans sa chambre, où il vécut quarante ans, une œuvre magistrale, récit épique de petites filles violentées par le diabolique John Manley. Toujours à Paris, la Maison de Victor Hugo confronte les dessins du poète avec ceux de Louis Soutter, cousin de Le Corbusier placé sous tutelle dans un hospice pour vieillards où il recouvrira des carnets d’innombrables dessins, et que Dubuffet avait un temps classé parmi les artistes de l’Art brut. Le Palais de Tokyo, dans son actuelle exposition « Le bord    des mondes », n’est pas en reste en présentant des œuvres à la lisière de l’art : y sont notamment exposés les dessins du Tchèque Zdenek Kosek, convaincu de son devoir de capter les moindres variations météorologiques pour éviter que le monde ne s’effondre. Et le monde de l’art n’en finit pas de célébrer ces « outsiders » : alors que s’achève à peine l’exposition des pièces de la collection d’Art brut de Bruno Decharme à la Maison rouge, une nouvelle exposition de pièces de sa collection – et de celle d’Antoine de Galbert – s’ouvre au Palais du facteur Cheval le 30 avril… Quel succès pour cet art si longtemps méprisé par les musées et le marché ! « Après l’exposition de la Maison rouge, deux galeries du Top 5 en France et aux États-Unis m’ont contacté pour créer une section d’Art brut… », confie d’ailleurs Decharme. Mais comment émergent aujourd’hui ces « outsiders » sans ego d’artiste, qui construisent des œuvres sans même les considérer comme de l’art ni vouloir les montrer ?

Des « artistes » apparus loin des réseaux formatés de l’art
Car leurs « carrières », précisément, n’en sont pas. Le terme « Art brut », qui puise ses origines au XIXe siècle dans l’art asilaire – lorsque des psychiatres posent un regard esthétique sur certaines productions de leurs patients – naît en 1945 sous la plume de l’artiste Jean Dubuffet : il désigne les créations de l’« homme du commun », sans culture artistique et en marge des circuits de l’art. Aujourd’hui, cette dénomination, liée historiquement à la collection d’Art brut réunie par Dubuffet, continue toutefois à être utilisée, faute de mieux. « Il s’agit d’un outil linguistique pour penser les créations de ces personnes qui ne se confrontent pas à l’histoire de l’art – comme par exemple un Picasso, mais élaborent une œuvre sans destinataire, prenant les formes d’une “mythologie individuelle” », explique le galeriste d’Art brut Christian Berst, reprenant ainsi le mot du légendaire commissaire Harald Szeemann qui, dans les années 1970, fut le premier à mêler dans ses expositions artistes bruts et contemporains. Le psychiatre Thierry Delcourt, auteur d’Au risque de l’art (éditions L’Âge d’homme) souligne : « Un artiste brut crée pour colmater une faille existentielle ». Il lui manque donc cet ego d’artiste essentiel pour mener une carrière et « vendre » son travail – la voie royale commençant aujourd’hui dans l’école d’art où se constitue le réseau, et après laquelle l’artiste monte des dossiers et des « books » pour décrocher prix, bourses, résidences à l’étranger, tout en courant les vernissages et les mondanités, jusqu’à intégrer une galerie. Impossible si l’on ne se reconnaît pas comme un artiste. « Je ne créais pas : j’exhumais », confie l’artiste Michel Nedjar, cet enfant d’une famille de déportés qui, âgé d’une vingtaine d’années, a commencé à fabriquer d’effrayantes poupées, jour et nuit, avec des chiffons, des plumes, de la boue, du sang, pour exorciser l’angoisse ineffable de la Shoah. Un jour, l’un de ses amis l’incite à les montrer. Un premier pas qui lui fera intégrer le réseau de l’Art brut : le collectionneur Daniel Cordier le contactera pour inclure ses poupées à une donation au Centre Pompidou et Dubuffet les collectionnera – tandis qu’il se mettra à rechercher lui-même de nouveaux créateurs des marges et cofondera, avec Madeleine Lommel et Claire Teller, la collection L’Aracine.

Protéger les artistes des pressions du marché
Pour accéder à ce statut d’« artiste », l’intervention d’un tiers apparaît donc, plus encore que dans les circuits classiques, nécessaire. Or, depuis la reconnaissance de leurs créations par les institutions d’art contemporain depuis une quinzaine d’années – le Museum of Modern Art (MoMA) de New York expose Henry Darger en 2001 – et l’intérêt croissant du marché, les réseaux ont évolué. C’est ce qu’explique le collectionneur Bruno Decharme. « J’ai commencé ma collection au début des années 1980, en marchant sur les traces de Dubuffet, en contactant les psychiatres, familles ou collectionneurs liés à sa collection… Aujourd’hui, mon champ s’est ouvert et je passe essentiellement par les marchands », explique celui qui, en fondant l’association ABCD (art brut connaissance & diffusion), est aussi dénicheur – et prescripteur – dans les réseaux de l’Art brut. ABCD possède un tissu de correspondants dans le monde, ainsi qu’une antenne à Prague. C’est elle, par exemple, qui a fait émerger Zdenek Kosek, dont l’œuvre est aujourd’hui exposée pour la deuxième fois au Palais de Tokyo à Paris – il le fut déjà en 2012 pour la réouverture du lieu. « Je lui ai acheté tous ses dessins, qu’il voulait jeter. Puis, j’ai organisé quelques expositions, vendu ou donné quelques pièces… Mais, par ailleurs, pour l’instant, je garde tout », confie Bruno Decharme, qui les a montrées à la Maison rouge cet hiver. Comme il a aussi exposé les dessins anatomiques du Tchèque Luboš Plný, découverts dans une petite galerie praguoise. À la demande de l’artiste de s’occuper de ses œuvres, il les a confiées à la Galerie Christian Berst, à Paris, et Cavin Morris, à New York. « Je fais l’interface ; il est essentiel que les artistes comme lui, fragiles, ne soient pas soumis à une quelconque pression. C’est ce qui est arrivé à George Widener [un Américain souffrant du syndrome d’Asperger qui tente de donner une cohérence au monde grâce à un système de chiffres s’entrecroisant avec toutes sortes de catastrophes, ndlr] : sa production s’est dégradée quand on l’a poussé à produire davantage », avance Decharme. Les dessins de Plny ont ensuite été repérés par un conservateur du Centre Pompidou, sur le stand de Christian Berst – très actif pour la reconnaissance et le dialogue de l’Art brut avec l’art contemporain – lors d’une foire d’art contemporain, si bien que Plny est aujourd’hui le premier artiste brut dont une œuvre a été achetée par le Centre Pompidou.

La prolifération des ateliers d’art-thérapie
Si les galeristes ont acquis une place essentielle dans les réseaux de l’Art brut, la structure des réseaux depuis Dubuffet semble cependant avoir peu évolué – avec toutefois des nuances. « Je m’appuie comme lui sur des relais, constitués de psychiatres, d’artistes, de collectionneurs, d’historiens de l’art, qui me signalent leurs découvertes », explique Christian Berst. Il n’empêche. Les portes des asiles se sont ouvertes. On n’interne plus les personnes présentant des troubles mentaux « à vie » et, désormais, prolifèrent des ateliers d’« art-thérapie » qui, parfois, exposent et vendent les productions de leurs patients sous le label « Art brut »… « Même s’il ne s’agit pas d’œuvres d’art, mais bien de productions, dirigées par des “art-thérapeutes” », regrette Berst.

Mais aux antipodes de ces dispositifs, ont vu le jour depuis une vingtaine d’années des ateliers artistiques, indépendants des lieux de soin, souvent associatifs, montés pour des personnes en situation de handicap mental présentant des qualités artistiques. Avec un fonctionnement proche de celui des écoles d’art, ces structures organisent des expositions et vendent les pièces produites pour se financer. Et l’on voit de plus en plus de grands artistes en émerger. Dwight Mackintosh, Dan Miller ou Judith Scott ont ainsi été découverts au sein du Creative Growth Art Center de San Francisco, une des plus importantes structures de ce type. Hans-Jörg Georgi, quant à lui, a été remarqué pour sa flotte de maquettes d’avions en papier à l’Atelier Goldstein en Allemagne, tandis que les lettres-partitions de Harald Stoffers ont été valorisées par la Galerie der Villa, à Hambourg. « Nous fonctionnons réellement comme une école d’art, organisons des expositions et sommes en lien avec des galeristes, des critiques, des curateurs », explique le commissaire Peter Heidenwag, directeur de la Galerie der Villa.

Des questions juridiques
Pourtant, si certains artistes, jadis considérés comme des poids par leur famille et la société, se trouvent ainsi d’un coup placés au centre de l’échiquier, d’autres parcours laissent un goût d’amertume. C’est le cas, par exemple, de celui qu’on appelle Hassan, SDF d’origine sénégalaise qui vendait à Barcelone ses dessins réalisés sur des planches de caisse de vin. Achetés par un collectionneur à l’œil aguerri, ils sont aujourd’hui exposés dans les musées et proposés plusieurs centaines d’euros en galerie – à la galerie allemande Isola, par exemple. Mais de l’artiste, on a perdu la trace… Autre exemple, celui des œuvres, paraît-il prodigieuses, d’une femme internée aujourd’hui décédée, qu’une infirmière a signalée à Christian Berst. « À qui appartiennent-elles ? À l’hôpital ? On n’arrive à retrouver aucun membre de sa famille… mais si elle devenait célèbre et que quelqu’un se manifestait ? Cela pose un vrai problème de droit », regrette le galeriste. Et si cet imbroglio juridique n’est pas résolu, ces œuvres pourraient bien ne jamais sortir de l’obscurité des cartons poussiéreux…

Jacqueline Forel, la bonne fée d’Aloïse Corbaz, étoile de l’Art brut

1951, un asile près de Lausanne. Aloïse Corbaz remet un rouleau de papier de 14 mètres de long à Jacqueline Forel, rencontrée dix ans plus tôt, subjuguée par ses dessins. Son titre ? Le Cloisonné de théâtre. C’est autour de cette pièce, déposée au LaM – premier musée d’art moderne et contemporain à avoir inauguré en 2010 une aile dédiée à l’Art brut à la suite de la donation de la collection de L’Aracine –, que s’articule l’actuelle exposition dédiée à l’artiste. À travers plus de 150 dessins et écrits, se profile le parcours de cette grande amoureuse qui, gouvernante à la cour de Guillaume II, s’éprit violemment de l’empereur. Internée en 1918, elle ne cessera plus de dessiner. En 1920, un psychiatre, Hans Steck, remarque ses dessins. Il lui donne papiers et crayons. À travers des jeunes femmes rougissantes, des couples dansants, des chanteurs, Aloïse peut ainsi construire sa cosmogonie personnelle, sur des formats de plus en plus importants. Un jour, Jacqueline Forel, médecin généraliste, découvre, à l’occasion des leçons du professeur Steck, les dessins de cette schizophrène ; au fil des ans, les deux femmes se lient : c’est elle qui provoquera la rencontre d’Aloïse avec Dubuffet. En 1948, voici Aloïse exposée au Foyer d’art brut à Paris par ce dernier ; en 1959 à la Galerie Cordier, par André Breton ; en 1963, par Harald Szeemann, en collaboration avec Hans Steck et Alfred Bader. On se dit à l’asile de la Rosière que l’œuvre d’Aloïse peut être source de revenus. On lui suggère des motifs, on lui demande de signer ses dessins. La légende veut qu’Aloïse se laisse alors mourir.

Les Lerner, \"inventeurs\" d’Henry Darger

À l’origine de l’exposition exceptionnelle consacrée à Henry Darger par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, une donation de quarante-cinq œuvres de cet artiste considéré aujourd’hui comme un artiste majeur du XXe siècle, et qui fut exposé au Museum of Modern art (MoMA) de New York en 2001. Cette donation est celle de son ayant droit, Kiyoko Lerner, veuve de Nathan Lerner. Ce dernier, dans les années 1950, rachète un immeuble, à Chicago, où vit depuis 1930 un marginal dénommé Henry Darger, orphelin, échappé à l’âge de 16 ans de l’institut, réputé pour la sévérité de ses traitements, dans lequel il était placé. À la fin de l’année 1972, Darger ne peut plus monter les marches ; il va dans une maison de retraite. Sa chambre est si encombrée que nul ne peut y entrer. Lerner engage un étudiant pour la ranger. Ce dernier découvre une épopée de 15 000 pages, intitulée In the Realms of the Unreal (« Dans les royaumes de l’irréel ») accompagnée de près de trois cents compositions graphiques mettant en scène la révolte de petites filles, les sœurs Vivian, aidées du capitaine Henry Darger contre le peuple – adulte – des Glandeliniens qui réduit les enfants en esclavage, les torture et les assassine. Darger meurt trois mois plus tard. On ne lui connaît pas de descendance. Les Lerner héritent de tout. Ils décident alors de garder un tiers des œuvres pour eux, d’en donner un tiers à des musées d’art contemporain – parmi lesquels le MoMA – et d’en vendre un tiers à des galeries. Aujourd’hui, Darger est sans doute l’un des plus célèbres « outsiders » et ses œuvres, très rares sur le marché, les plus chères de l’Art brut.

« Aloïse Corbaz en constellation »
Jusqu’au 10 mai.
LaM à Villeneuve-d’Ascq (59).
Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 10 et 7 €.
Commissaires : Christophe Boulanger, Savine Faupin et Florent Gaye-Thaïs.
www.musee-lam.fr

« Henry Darger »
Du 29 mai au 11 octobre. Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h.
Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h.
Tarifs : 5 et 3,5 €.
Commissaire : Choghakate Kazarian.
www.mam-paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : Comment émergent les « bruts » ?

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