Livre

Entre-nerfs

L’art brut

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 21 novembre 2018 - 746 mots

PARIS

La locution « Art brut » se distingue par son ampleur comme par sa polysémie. Ébouriffant, l’ouvrage des éditions Citadelles & Mazenod est une odyssée sémantique, esthétique et politique vers ces œuvres de la marge et de l’ailleurs.

Depuis plusieurs années, les institutions culturelles abritent des expositions peuplées d’œuvres magnétiques – dessins saturés de formes itératives, bricolages habités par une pensée verrouillée, sculptures enfantées par quelque songerie issue d’un autre monde, techniques mixtes, pleines d’une sève rarement goûtée. En Europe, la collection lausannoise de l’Art brut fut le seul vaisseau amiral de cette odyssée vers un continent longtemps noir, la faute à un conformisme scientifique et à une condescendance politique incapables de réhabiliter les écorchés comme les égarés. L’American Folk Art Museum, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, la Maison rouge ou, récemment, le Lieu unique, à Nantes, à la faveur d’une splendide exposition consacrée à son versant japonais, ont depuis sacré des figures majeures de l’Art brut, dont Henry Darger, Martín Ramírez ou Augustin Lesage. Des artistes sacrés, mais qui, en raison de leur irrésistible liberté et de leur infrangible isolement, peinent encore à être intégrés dans une plus vaste histoire de l’art.

Modestie

Reliée, la présente publication souscrit à l’élégance et au luxe qui distinguent les éditions Citadelles & Mazenod : sa couverture rouge feutrée est recouverte par une jaquette dont le bariolage chromatique et la profusion formelle, empruntés à une œuvre majeure d’Aloïse Corbaz (Cloisonné de théâtre, 1951), sont emblématiques du corpus hébergé par ces quelque six cents pages. La discrétion du titre, en lettres blanches minuscules, comme pour contester l’aristocratique suprématie de la langue, confère à l’image un pouvoir halluciné que la quatrième de couverture – vierge – n’altère pas. La note d’intention, accompagnée d’une citation programmatique de Jean Dubuffet, ainsi que les résumés biographiques des auteurs de cette somme sont relégués sur les rabats de la jaquette.

Dirigé par Martine Lusardy, ardente capitaine de la Halle Saint-Pierre, ce projet avoue d’emblée sa polyphonie – quinze auteurs ont œuvré à son élaboration – et son souhait de laisser parler les œuvres qui, au nombre de six cent cinquante, permettent au lecteur d’approcher, sans jamais la diluer, la puissance de cet « art où se manifeste la seule fonction de l’invention ».

Matérialité

Préfacé par Michel Thévoz (« La naissance d’une notion »), infatigable héraut d’un art « brut » dont il sut décrire la beauté archaïque et la noblesse sauvage, superbes viatiques au « malaise dans la culture artistique », ce livre est découpé en cinq moments cruciaux, selon une articulation thématique respectueuse de la chronologie. « L’irruption des exclus sur la scène de l’art », convoquant la psychanalyse et les surréalistes, rappelle combien « l’Art brut » vit confluer différentes tentatives, sinon disjointes, visant à réformer la psychologie et à émanciper la création d’un surmoi culturel tyrannique. « L’Art brut : le manifeste artistique de Jean Dubuffet » rend à ce César de bazar la place qui lui revient, celle d’un découvreur inégalé et d’un promoteur fiévreux capable d’arracher ces œuvres diaprées à toute déclivité pathologisante. « Sous le vent de l’Art brut » explore la polysémie, l’internationalité et la progressive institutionnalisation des formes marginales de cet « outsider art », ainsi qu’il est baptisé outre-Atlantique. « L’ouvrage du commun » constitue la quatrième séquence du livre, et sans doute la plus passionnante, en ce qu’elle interroge la matérialité de l’Art brut mais aussi l’irréductibilité de sa langue, laquelle conteste presque toute tentative typologique. Souverains et singuliers, souverains car singuliers, les mots de Jeanne Tripier tiennent tête aux maux d’Eugen Gabritschevsky. Pas de hiérarchie, mais du monde sens dessus dessous, quand affleurent enfin le pulsionnel, l’inentamé et la poésie, ce que les artistes contemporains surent subtilement exploiter et réinvestir, ainsi que l’analyse doctement la cinquième partie de cette vaste étude.

Naufragés

Les stratifications colorées de Joseph Lambert, les amalgames polymatiéristes de Marc Moret, les cosmogonies graphitées d’Adolf Wölfli, les bois mastiqués de Bessie Harvey et les parures extravagantes d’Arthur Bispo do Rosário prouvent combien, dans ce territoire de l’imagination reine, les conquérants sont multiples et divers. Partant, les photographies documentaires, souvent en noir et blanc, dévoilent des gueules cassées, des êtres broyés, comme autant de témoignages d’une vie forclose, d’une vie passée non pas à créer mais à chercher inlassablement la forme juste dans l’écheveau d’un monde infini.

Ici ont abdiqué « le caméléon et le singe » (Jean Dubuffet). Ici trônent des obsédés et des possédés, des bricoleurs et des naufragés, des femmes et des hommes pour lesquels l’art n’est autre que ce qui reste quand il n’y a plus rien…

Martine Lusardy (dir.),
L’Art brut,
Citadelles & Mazenod, 608 p., 650 ill. couleur, 205 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : L’art brut

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