Collectionneurs

Bruno Decharme, collectionneur

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 15 octobre 2014 - 1711 mots

Reconnu comme l’un des plus importants collectionneurs privés d’art brut au monde, le cinéaste dévoile quatre cents de ses plus belles œuvres à la Maison rouge, à Paris.

Art brut connaissance & diffusion (abcd) est installée à Montreuil (Seine-Saint-Denis) dans une petite rue calme et arborée, à l’écart de l’agitation de la ville. À l’entrée du grand loft décoré avec sobriété, des têtes taillées dans des pierres volcaniques, statuettes archaïques aux visages poignants semblant sortir du fond des âges, interpellent le visiteur.

Adossés contre les murs, des dizaines de tableaux sommeillent sous des films plastique. Des « Vivian girls » d’Henry Darger virevoltent près d’une composition jaune orangé aux lignes nerveuses et saccadées de Josef Hofer. Des fétiches en bois d’Auguste Forestier et des attelages d’Émile Ratier sont alignés côte à côte sur une mezzanine. D’ici quelques jours, toutes ces œuvres partiront rejoindre la Maison rouge-Fondation Antoine de Galbert, à Paris. Bruno Decharme, l’architecte de cette cathédrale éphémère, est fébrile. Le collectionneur qui a choisi de vivre « à contre-jour », derrière les artistes et les œuvres qu’il réunit, se retrouve aujourd’hui en pleine lumière.

Son téléphone portable ne cesse de sonner. « Sans prétention, nous allons montrer la plus belle exposition d’art brut jamais faite au monde. Il y a eu des expositions thématiques, d’autres qui ont été organisées par pays, mais aucune n’a proposé, comme nous allons le faire, un panorama général du XVIIIe siècle à aujourd’hui. Mais je préférerais que vous ne le formuliez pas comme cela !», lance-t-il un peu inquiet. Pudique Bruno Decharme ? Le collectionneur cinéaste préfère se réfugier derrière sa collection, filtre à même de canaliser ses angoisses, plutôt que de se livrer et de parler de lui-même. « C’est un homme sérieux, mais il ne se prend pas au sérieux », note Antoine de Galbert qui le côtoie depuis l’ouverture de la Maison rouge, il y a dix ans.

La collection abcd ? C’est un véritable joyau, disent les initiés. Forte de plus de 3 500 pièces, elle formerait l’un des plus beaux ensembles d’art brut au monde en mains privées. « C’est la collection la plus pure que je connaisse. Bruno ne sélectionne jamais les œuvres qui relèvent de l’expressionnisme ou de la monstration de la souffrance. Il est au plus près de ce que nous appelons le “fantasme primordial” », insiste la psychiatre Béatrice Steiner, qui est membre de la Société française de psychopathologie de l’expression. « Il a un œil extraordinaire et une compréhension quasi fusionnelle de l’art brut », poursuit le galeriste Christian Berst.

De l’art brut pur et dur
Collectionneur monomaniaque, Bruno Decharme s’est entièrement focalisé sur l’art brut, dédaignant les territoires de l’art singulier ou hors les normes. Sur « l’art brut pur et dur », qu’il aborde depuis trente-cinq ans en explorateur et enquêteur pour tenter d’en saisir les secrets et avec le souci de rendre publics ses trésors. « Il m’est arrivé de vendre mon appartement pour acquérir de sublimes pièces d’art brut, mais je ne m’endetterais pas pour un [Lucio] Fontana ou un [Jean-Michel] Basquiat que j’adore pourtant ! », explique-t-il.

C’est une quête sans fin. Parmi les acquisitions de l’année 2014 qui réunissent une bonne vingtaine d’artistes dont Anna Zemánková, Pepe Gaitán et Judith Scott, on trouve un petit nouveau : Hans-Jörg Georgi. Cet Allemand, qui fréquente l’Atelier Goldstein à Francfort-sur-le-Main, construit d’étranges avions-arches de Noé à partir de cartons de boîtes à chaussures.

Pourquoi Bruno Decharme se cantonne-t-il à l’art brut ? « Parce que ce territoire regroupe des artistes dont les productions vont bien au-delà des définitions de l’art dans son acception occidentale, martèle-t-il. Beaucoup sont des visionnaires, souvent des mystiques, proches parfois des inspirations chamaniques. Ils mettent à mal nos catégories et chacun à sa façon nous propose une autre façon de penser qui nous oblige à déplacer notre rapport au monde. Pour ces créateurs, ces œuvres sont vitales, elles ne constituent pas une production artistique, elles sont un discours mental et c’est cela qui me passionne. »

Gamin, le jeune Bruno écumait tous les dimanches les expositions aux côtés de son père, grand admirateur de Dubuffet, qui fut le cofondateur des chaînes de magasins Prisunic. « Une corvée », se souvient-il. De la grande exposition d’art brut organisée en 1967 au Musée des arts décoratifs de Paris à partir de la collection privée de Dubuffet, il ne retiendra que quelques dessins d’Adolf Wölfli.
Ayant quitté le domicile familial, il se recrée, en fac de philosophie, un foyer et une brochette de pères d’adoption : Foucault, Lacan et Deleuze. Ces figures d’autorité, qui remettent radicalement en question la société, ses normes et son idéologie dominante, le passionnent.

Audace et persévérance
C’est à Lausanne, durant l’été 1977, en visitant la Collection de l’Art Brut aux côtés de Michel Thévoz, secrétaire de Jean Dubuffet puis directeur du musée, que le déclic s’opère. « Ce fut un choc, un coup de foudre, les sujets de réflexion qui m’intéressaient à l’Université trouvaient tout à coup tout leur sens à la lumière de l’art brut », se souvient Bruno Decharme.

En 1978, il effectue son premier achat : un dessin de Wölfli raflé pour une bouchée de pain. Il tâtonne, l’œil encore incertain, achète des [Gaston] Chaissac et des œuvres d’art singulier avant de se recentrer uniquement sur l’art brut. Il amasse des Darger, Aloïse, Augustin Lesage et autres Martín Ramírez qu’il acquiert alors, chacun, pour quelques milliers ou dizaines de milliers de francs. Il fallait une bonne dose d’audace et de persévérance, dans ces années-là, pour collectionner cet art des marges, considéré comme ringard et méprisé par le milieu et les institutions.

Assistant de Jacques Tati pendant quatre ans, l’apprenti réalisateur engloutit ses premiers salaires dans cette passion dévorante. Il commence alors à tracer son propre sillon dans le milieu du cinéma documentaire. Ses premiers courts et long-métrages sur l’art – il en réalisera une vingtaine sur l’art brut – et la musique sont financés grâce aux revenus générés par ses films publicitaires, son gagne-pain. Quelques-uns de ses portraits ont été réunis dans Rouge ciel, un film réalisé en 2009 qui raconte l’histoire de ces créateurs hors norme. On y découvre l’Américain George Widener, un schizophrène souffrant du syndrome d’Asperger, capable de mémoriser les événements des mille cinq cents dernières années et de prédire le futur qu’il inscrit dans ses « carrés magiques ». Mais aussi le Tchèque Zdenek Kosek, resté pendant des semaines derrière sa fenêtre, sans manger ni dormir, à consigner dans des carnets les sons et les mouvements de l’extérieur de peur que le ciel n’engloutisse le monde, s’il s’arrêtait de tout noter.

« Ses films sont à l’opposé de l’univers des documentaires de l’ethnologue Jean Rouch. Ils ont une approche plus émotionnelle et fantastique car Bruno Decharme essaye à chaque fois de se placer dans la peau et la tête des artistes qu’il dépeint », analyse Valérie Rousseau, conservatrice en charge de l’art brut et de l’art autodidacte à l’American Folk Art Museum (New York).

Participer au sauvetage du monde
Parallèlement à son métier de cinéaste, il parcourt le monde, en véritable chercheur d’or, des États-Unis au Japon en passant par l’Europe et l’Amérique latine, pour enrichir sa collection. Il écume les premières galeries spécialisées, celles de Gérard Schreiner et de Phyllis Kind aux États-Unis, d’Alphonse Chave et Thomas Le Guillou en France. Il frappe à la porte des hôpitaux psychiatriques, des médecins et des familles de malades. Curieux et rigoureux, tout imprégné de sa passion, il en rapporte des pépites. C’est à lui que l’on doit notamment la découverte des œuvres de Zdenek Kosek, Lubos Plny et Janko Domsic. Obsédé par son grand œuvre, sa collection, parfois au point de ne pas pouvoir trouver le sommeil, l’homme est capable de faire 2 000 kilomètres pour un dessin. Grâce à lui les barrières géographiques de l’art brut ont explosé. Sa collection couvre plus de trente pays, et des continents, comme l’Asie et l’Amérique latine, que Jean Dubuffet n’avait encore jamais abordés.
Ce sont les pièces chargées d’une certaine spiritualité qui ont sa préférence, les œuvres du silence nourries d’une dimension mystique. « Je m’intéresse particulièrement aux artistes qui pensent participer à la fondation du monde, à son organisation, son sauvetage en lien avec Dieu, explique le collectionneur. À ceux qui s’attachent à faire tenir ce qui s’est effondré, à reconstruire ce qui a été détruit, anéanti. Comme Zdenek Kosek qui nous dit : “Si je n’essayais pas de résoudre tous les problèmes de l’humanité, qui le ferait ?” »

Il affectionne aussi les œuvres des artistes qui ont inventé des systèmes, des organisations du monde visant à le faire tenir debout comme Wölfli, Domsic ou Darger.

Centre de recherche
En 1999, après avoir baroudé pendant vingt ans à travers le globe à la recherche de ces créateurs mystérieux, Bruno Decharme a créé l’association abcd (Art brut connaissance & diffusion). C’est une sorte de laboratoire de réflexion, un lieu de rassemblement qui permet d’accueillir des passionnés d’art brut qui s’appuient sur sa collection pour entreprendre des recherches. Dirigée par Barbara Safarova, sa compagne, la structure édite et produit des films, et anime des séminaires en partenariat avec le Collège international de philosophie.

Aujourd’hui, il aimerait notamment pouvoir établir des ponts entre l’art brut et les cultures des peuples premiers. Des ponts avec ces peuples racines, à l’image des Kogis en Colombie, qui témoignent d’une autre façon d’habiter le monde plus respectueuse des logiques du vivant. Ces Indiens de la Sierra Nevada de Santa Marta disent, comme nombre de créateurs d’art brut, avoir reçu mission de maintenir l’équilibre du monde, de préserver cette fragile lumière pour éclairer les impasses de notre modernité.

Bruno Decharme en dates

1951 Naissance à Paris.
1970 Études en philosophie.
1975 Rencontre avec l’art brut.
1978 Début de la collection d’art brut avec un achat d’une œuvre d’Adolf Wölfli.
1997 Première exposition de la collection chez Thomas Le Guillou.
1999 Fondation d’abcd (art brut connaissance & diffusion).
2000 Début d’une tournée de la collection en France puis aux États-Unis.
2014 Exposition à la Maison rouge.

« Art brut, collection abcd/Bruno Decharme », du 18 octobre 2014 au 18 janvier 2015, La Maison rouge, 10 bd de la Bastille, 75012 Paris.

Retrouvez la fiche biographique développée de Bruno Decharme

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°421 du 17 octobre 2014, avec le titre suivant : Bruno Decharme, collectionneur

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