Restitutions - Société

Rendre « nos » Mantegna à Vérone ?

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 15 février 2022 - 606 mots

Une désolation est la disparition de retables. Ces œuvres religieuses ont été la cible des révolutions, des guerres puis l’affaire de marchands ayant compris que leurs clients, ne pouvant installer chez eux ces ensembles gigantesques, des éléments – les panneaux centraux, ou encore davantage ceux de plus petite taille, la prédelle – pouvaient être vendus séparément comme de séduisants tableaux.

Andrea Mantegna, Reconstitution du retable de San Zeno, 1457-1460, tempera sur bois, 480 x 450 cm. © Web Gallery of Art, Public domain
Andrea Mantegna, Reconstitution du Retable de San Zeno, 1457-1460, tempera sur bois, 480 x 450 cm.
© Web Gallery of Art

Aujourd’hui, on s’efforce de rechercher le ou les panneaux manquants afin de rétablir l’œuvre dans l’intégrité voulue par l’artiste. La traque est immense et laborieuse tant la dispersion s’est étendue au fil des années à travers l’Europe et les Amériques. Elle est rarement couronnée de succès. Pourtant, il existe un chef-d’œuvre de la Renaissance italienne qui a subi une telle mutilation et qui pourrait être rassemblé : le retable conçu par le jeune Andrea Mantegna pour l’abbaye bénédictine de San Zeno à Vérone. Les six panneaux, réalisés entre 1457 et 1459, sont dispersés depuis plus de deux siècles mais parfaitement localisés. Le rassemblement serait donc facile, contrairement à d’autres recherches, mais politiquement ambitieux.

Un peu d’histoire. En 1797, les troupes de Bonaparte envahissent Vérone. Les conseillers du général, chargés de sélectionner des œuvres devant élever l’esprit des Français après la Révolution, élisent ce retable. Ils en font scier le cadre en bois doré, sans doute lui aussi dessiné par Mantegna, mais trop encombrant pour voyager. Les six panneaux sont expédiés au Museum central (le futur Louvre) qui les expose à partir de l’année suivante. Le retable est privé de son cadre d’origine mais reste encore complet. Pour six ans seulement. En 1803, le directeur du Museum, Vivant Denon décide de démembrer l’œuvre. Sous prétexte de compenser les saisies effectuées au château de Richelieu, il accorde deux panneaux de la prédelle à Tours. Le chef-d’œuvre de Mantegna ne sera désormais plus jamais vu dans son ensemble.

Dans la Grande Galerie, le Louvre expose La Crucifixion. Un cartel indique la provenance, « saisie révolutionnaire » et montre une petite photographie d’une « reconstitution du retable »… qui, forcément, ne peut avoir lieu. Le Musée des beaux-arts de Tours présente La Prière au jardin des Oliviers ainsi que La Résurrection. Les trois éléments de la prédelle, chacun d’environ 70 x 94 cm, sont désormais écartelés et dissociés des trois grands panneaux centraux, représentant la Vierge portant l’Enfant Jésus et entourée de saints. À la chute de l’Empire en 1815, ceux-ci retrouvent Vérone. Ils sont réaccrochés dans l’abbaye avec, plus tard, pour prédelle une copie des œuvres de Mantegna restées en France.

En 2009, le musée de Tours avait organisé une présentation de la prédelle dans son intégralité et l’avait qualifiée « d’exposition historique », car le Louvre avait consenti, pour la première fois depuis 1930, à prêter La Crucifixion. Le véritable événement aurait été le retour de la prédelle à Vérone, celui célébré par Tours était franco-français. Dans le catalogue, le musée se concentrait sur l’analyse stylistique de l’œuvre, le caractère novateur de Mantegna. C’était il y a treize ans. Aujourd’hui, les musées doivent revoir leur discours, ne peuvent plus ignorer les débats sur les provenances et leurs conséquences. Le retable de San Zeno est un cas unique, car il peut être rétabli dans son intégrité et, de surcroît, dans son lieu d’origine, l’abbaye où Mantegna l’avait pensé, où il avait résolu le défi de la relation entre l’œuvre et l’espace. Une telle fortune ne pourrait survenir aux retables dispersés de Fra Angelico ou à La Maestà de Duccio à Sienne. Le maintien en France de la prédelle de Mantegna, morcelée de surcroît, doit donc aujourd’hui être discuté. Le Louvre et Tours perdraient trois moyens formats majeurs mais franchiraient une nouvelle étape de leur histoire.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°582 du 4 février 2022, avec le titre suivant : Rendre « nos » Mantegna à Vérone ?

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