Politique culturelle

C’est l’exception culturelle française qu’on assassine

Par Stéphane Corréard · Le Journal des Arts

Le 17 novembre 2025 - 673 mots

Le vol des joyaux de la Couronne au Louvre aurait sans doute pu être évité. La preuve ? On ne connaît guère qu’un précédent : à la Tour de Londres en 1671, par un aventurier déguisé non en ouvrier, mais en pasteur.

Gustave Courbet, Le Désespéré, autoportrait, c. 1843, huile sur toile, 45 x 54 cm, collection particulière. © Photo DR.
Gustave Courbet, Le Désespéré, autoportrait, c. 1843, huile sur toile, 45 x 54 cm, collection particulière.
© Photo DR

Que quatre Pieds nickelés aient ridiculisé le plus grand musée du monde, c’est certes blessant. Mais on peut admettre qu’il s’agit d’une mésaventure isolée, comme nous y invite la tribune signée de 57 conservateurs et directeurs de musées (publiée le 27 octobre dans Le Monde) : « Ces risques pèsent sur chacune de nos institutions. Ils pèsent sur chaque œuvre dès lors qu’elle est exposée. » Cependant, alors que les regards moqueurs sont rivés sur le balcon de la galerie d’Apollon, ce sont les fondations mêmes du ministère de la Culture qui brûlent. Dans l’indifférence générale, l’exception culturelle française se meurt. Plus que les trésors historiques d’une monarchie d’hier, elle était pourtant l’un des véritables joyaux de la démocratie moderne, un pilier soutenant toute notre politique depuis la création d’un ministère dédié : les œuvres d’art ne doivent pas être traitées comme de simples marchandises, mais faire l’objet de protections et de soutiens de l’État, afin de préserver l’identité et la diversité culturelles.

N’empêche, nos trésors artistiques sont bradés, abandonnés aux plus offrants ou aux plus puissants. Arc-boutés au totem de l’inaliénabilité, nous acceptons que nos collections irriguent notamment les nombreux projets de délocalisation du Centre Pompidou. Par exemple dans le New Jersey, où le Centre se contentera de 6 étages sur les 104 que totalisent les deux tours commercialisées par le groupe KRE de la famille du gendre de Donald Trump, Jared Kushner. Alors qu’à sa réouverture, prévue pour 2030, son bâtiment iconique parisien devra faire de la place à l’Arabie saoudite, qui apporte en contrepartie 50 des 460 millions d’euros nécessaires aux travaux…

Tandis que nos musées font la manche auprès de contributeurs parfois peu en phase avec nos valeurs, les garde-fous de l’exception culturelle cèdent. Ainsi le dogme de l’inexportabilité de nos chefs-d’œuvre est-il devenu « virtuel », pour reprendre le mot de Guillaume Cerutti, l’ancien directeur du Centre Pompidou aujourd’hui président de Christie’s et de Pinault Collection, qui se réjouit sur LinkedIn de la « solution pragmatique » imaginée conjointement par la France et le Qatar pour le fameux Désespéré de Gustave Courbet. C’est pourtant avec stupeur que les invités à la soirée organisée en octobre par le Musée d’Orsay en mémoire de son président décédé brutalement, Sylvain Amic, ont appris que l’Émirat était devenu propriétaire du chef-d’œuvre ! Alors qu’il aurait dû être classé « trésor national » et interdit de sortie de territoire, il sera exposé au Musée d’Orsay pendant cinq ans seulement, avant de rejoindre le futur « Art Mill Museum » de Doha.

Dans sa tribune parue dans Le Monde du 2 novembre, l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar rappelle non sans malice que « c’est le destin immémorial des œuvres d’art d’être captées par la puissance et par l’argent » (dont l’Occident a longtemps eu le monopole), tout en reconnaissant « l’entourloupe juridique » : si sa propriété demeure bien en France sur le papier, précisément dans le pied-à-terre parisien de Cheikha Al-Mayassa, l’œuvre elle-même sera exportée pour « une durée sans doute largement supérieure à celle en général prévue pour une exposition ».

Aurions-nous accepté que les œuvres d’art soient devenues des marchandises comme les autres ? Est-ce la fragilité de notre économie qui nous y contraint ? Ou la conviction intériorisée que l’action de l’État est devenue obsolète, tandis que le privé seul serait efficient ? Pensaient-ils à cela, les ultras VIP invités arpentant les allées du Grand Palais pour la nouvelle « preview exclusive » d’Art Basel Paris ? Dans un contexte de marché incertain, les observateurs ont salué le « feu d’artifice inattendu » (Le Figaro) d’un « monde de l’art (qui) ne connaît pas la crise » (Le Monde)… Beaucoup d’artistes et de galeristes français sont pourtant à mille lieues de se reconnaître dans cet optimiste tableau. Certes, des galeries étrangères ont beaucoup vendu, mais des artistes étrangers, et à des collectionneurs étrangers. Une exception culturelle en forme de pied-à-terre, en somme.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°665 du 14 novembre 2025, avec le titre suivant : C’est l’exception culturelle française qu’on assassine

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