Manuscrits surévalués, rendements illusoires : les auteurs de cette gigantesque escroquerie à la barre du tribunal.
Paris. Présentée à l’époque comme une formidable opportunité d’investissement dans les manuscrits rares, la société Aristophil a laissé derrière elle quelque 35 000 victimes issues de quatre pays différents, tandis que 1,2 milliard d’euros se sont envolés. Onze ans après la mise au jour de ce gigantesque système pyramidal, le procès tant attendu de Gérard Lhéritier – le fondateur d’Aristophil – et de plusieurs co-prévenus, s’ouvre du 8 septembre au 3 octobre devant le tribunal correctionnel de Paris. Un rendez-vous judiciaire clé pour lever le voile sur les mécanismes d’une escroquerie hors norme.
Tout commence dans l’euphorie d’un marché en pleine croissance. En 2003, Gérard Lhéritier fonde à Paris Aristophil, une société dévolue à l’achat et à la valorisation de manuscrits, autographes et documents historiques. Le modèle est complexe : les pièces acquises par Aristophil sont « titrisées » en parts revendues à des particuliers sous forme de contrats d’investissement, avec une revente prévue à terme, assortie d’une promesse de plus-value. Ainsi, des particuliers peuvent acquérir, en indivision, des parts de manuscrits originaux rémunérées à un taux de 8,5 % d’intérêts annuels. Le concept séduit notamment par sa rhétorique de démocratisation du patrimoine.
En 2004, le Musée des lettres et manuscrits voit le jour, d’abord rue de Nesle puis, en 2010, boulevard Saint-Germain. L’établissement offre une vitrine culturelle à la société. On y découvre une collection aussi prestigieuse qu’hétéroclite : manuscrits de Saint-Exupéry, correspondances de Proust, lettres de Van Gogh ou encore écrits de De Gaulle. Une mise en scène rassurante pour les investisseurs, et un puissant levier de légitimation.
Mais le modèle économique, lui, repose sur une logique pyramidale, un schéma de Ponzi : les remboursements des premiers souscripteurs sont assurés par les apports des suivants. En parallèle, Aristophil contribue à l’inflation des prix en se portant acquéreur dans les ventes publiques, entretenant artificiellement la valorisation de ses actifs.
Fin 2014, la justice s’empare de l’affaire, grâce à la pugnacité d’un policier belge, Marc Piron – Aristophil a commis l’erreur d’ouvrir une filiale en Belgique – qui va percer à jour le système. Une enquête préliminaire est ouverte suite à une demande d’information au parquet financier émanant de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Gérard Lhéritier est mis en examen le 5 mars 2015 pour escroquerie en bande organisée, pratiques commerciales trompeuses et abus de biens sociaux, tandis que sa société a été mise en redressement le 16 février de la même année. Le musée ferme ses portes. « Dès le début 2014, la société était en difficulté et ne remboursait plus. Monsieur Lhéritier était du genre à acheter beaucoup sans jamais revendre. Donc la seule trésorerie de l’entreprise, c’était les nouvelles souscriptions. Et il avait 60 salariés à charge ! Alors qu’il déclarait un chiffre d’affaires de 160 millions en 2011… », précise Guy Grandgirard, président de l’Association de défense des consommateurs ADC France, qui gère quelque 750 dossiers liés au litige.
S’ensuit une liquidation judiciaire hors norme. Sous l’égide de trois administrateurs judiciaires, plus de 130 ventes aux enchères ont été organisées entre 2017 et 2023, pour un produit global de 110 millions d’euros – très loin du compte. Sous la coordination d’Aguttes, et avec l’appui d’autres maisons de ventes, celles-ci se relaient pour disperser les quelque 135 000 pièces du fonds. À ce jour, « toutes les œuvres en indivision ont été vendues. Mais il reste encore les ventes des dossiers belges, qui dépendent d’un administrateur belge (6 000), une vente de contrats Amadeus (contrats individuels) non réclamés, soit 600 lots (la vente sera faite à la requête des liquidateurs après ordonnance du tribunal) et une à deux ventes d’œuvres appartenant à des contrats Amadeus français, suisses et autrichiens », détaille Claude Aguttes.
Pour l’heure, selon Guy Grandgirard, « la vente des œuvres a permis aux victimes de l’escroquerie de ne récupérer que 5 à 10 % de leur mise de départ, ce qui est logique car Aristophil avait fait anormalement monter les prix ».
Aux côtés de Lhéritier et de la société Aristophil, figurent sur les bancs des accusés, Michel Perronnet, Philippe Samson et Jean-Jacques Itard, qui faisaient la promotion des placements, avec des conseillers en gestion de patrimoine indépendants (CGPI). Mais aussi des collaborateurs aux profils divers, dont le libraire Jean-Claude Vrain, le notaire Jérôme Gautry, l’expert-comptable Denis Potier, ou encore le professeur de droit et avocat Jean-Jacques Daigre. « Soit en tout 11 prévenus », précise Me Arnaud Delomel, l’avocat de l’ADC France.
Quant aux parties civiles, selon Maître Delomel, « leur nombre excèdera vraisemblablement les 6 000 ». Les audiences promettent d’être complexes. Mais enfin l’affaire va être jugée et les attentes sont grandes. « Nous espérons de ce procès une condamnation pénale, ne serait-ce que de principe ; mais surtout de récupérer les fonds », souligne Me Delomel. Et Guy Grandgirard d’ajouter : « Que le statut des victimes soit reconnu, que la trahison de certains conseillers en gestion de patrimoine envers leurs clients – engagés parfois dans des relations de confiance depuis plus de trente ans – soit établie ; que Gérard Lhéritier écope d’une interdiction définitive d’exercer une activité de quelque nature que ce soit, même à 76 ans ! Et qu’enfin, il y ait une indemnisation des pertes subies par les consommateurs, parce que cela fait dix ans qu’ils attendent ! »
Les prévenus risquent jusqu’à dix ans de prison et un million d’euros d’amende, ainsi que la réparation des préjudices subis – même si le recouvrement de la somme complète paraît improbable.
Outre ce procès au pénal, des procédures sont aussi ouvertes en Belgique, sans oublier des recours au civil contre des conseillers de gestion de patrimoine indépendants.
Les audiences à venir ne porteront pas seulement sur l’éventuelle culpabilité de Lhéritier et de ses associés : elles mettront aussi en lumière les fragilités structurelles d’un marché insuffisamment encadré. Entre illusion patrimoniale et promesse de rendement, l’affaire Aristophil restera comme un cas d’école des dérives spéculatives sur le marché des manuscrits.
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L’affaire Aristophil devant les juges
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°660 du 5 septembre 2025, avec le titre suivant : L’affaire Aristophil bientôt devant les juges





