Art moderne

XIXE-XXE SIÈCLE

Rodin et Arp, un couple dépareillé

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 11 février 2021 - 828 mots

BÂLE / SUISSE

Si Jean Arp a beaucoup regardé Auguste Rodin et que des rapprochements entre les deux œuvres sont formellement pertinents, le dialogue offert par la Fondation Beyeler n’est pas toujours perspicace.

Bâle (Suisse). Ce n’est pas un mince exploit que de réunir quelque cent dix pièces d’Auguste Rodin et de Jean Arp. Déployées dans les vastes salles de la Fondation Beyeler, celles-ci forment un spectacle saisissant. La scénographie, d’une grande élégance, cherche à mettre en rapport des œuvres de ces deux artistes, tantôt sur le plan formel, tantôt sur le plan iconographique. Cependant, toute l’ambiguïté de la manifestation bâloise se résume en une phrase. Pour présenter cette rencontre inédite entre deux sculpteurs immenses, le musée annonce : « Auguste Rodin (1840-1917) et Jean Arp (1886-1966) se caractérisent tous deux par un pouvoir d’innovation artistique unique et une soif d’expérimentation. Les œuvres qu’ils ont engendrées ont eu un fort impact sur leur époque et restent d’actualité encore aujourd’hui. » Impossible de nier cette affirmation valable pour un nombre important de créateurs qui ont modifié le cours de l’art. Ce prétexte est-il suffisant pour rapprocher deux pratiques sculpturales si différentes ? Pour Raphaël Bouvier, conservateur à la Fondation, la réponse est évidente. Le texte qu’il a rédigé pour le catalogue suit la biographie de l’artiste allemand en montrant que, depuis ses années de formation, Arp regarde les travaux de Rodin avec attention. On y apprend aussi que la bibliothèque d’Arp contenaient quelques catalogues de Rodin et qu’à partir de 1929 il habitait et travaillait à Clamart (Hauts-de-Seine), tout près de l’atelier de Rodin à Meudon. Ainsi, c’est un fait établi, Arp, et il est loin d’être le seul, a voué une grande admiration à celui dont l’œuvre était incontournable à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. À partir de 1900 et de sa monumentale rétrospective au pavillon de l’Alma, Rodin est omniprésent, attirant comme un aimant les jeunes artistes. Une sculpture tardive réalisée par Arp, dédiée explicitement au maître, Sculpture automatique (Hommage à Rodin), de 1938, et un poème à Rodin de 1952 en sont des traces tangibles de cette fascination.

Pour autant, si des affinités existent entre les deux œuvres, le dialogue n’est pas toujours éloquent. Le parcours commence dans le hall, où le Penseur (1880-1892) de Rodin fait face au Ptolémée III (1961) d’Arp. Quel rapport peut-on établir entre la sculpture iconique du premier et l’œuvre abstraite du second ? Avec le Penseur, situé dans l’entre-deux de l’ancien et du nouveau, Rodin propose une révision de la sculpture plus qu’une rupture. En d’autres termes, cette œuvre contient des « germes » artistiques qui seront exploités plus tard par les diverses avant-gardes.

Sensualité des corps

Arp, lui, pratique ce qu’il appelle l’« art concret » et déclare « je trouve qu’un tableau ou une sculpture qui n’ont pas eu d’objet pour modèle sont aussi concrets et sensuels qu’une feuille ou une pierre ». Plus probante est la confrontation entre le Torse d’Adèle de Rodin (1882) et le Torse-Gerbe (1958), cette sculpture au titre poétique d’Arp. Ici, les deux artistes sont attirés par le thème qui était depuis toujours au cœur de la ronde-bosse : le corps humain. Sujet obsessionnel pour Rodin, la figure féminine allongée, aux formes arrondies et généreuses, est l’image même de l’érotisme. Une sensualité semblable caractérise l’œuvre d’Arp, avec un corps stylisé dont les courbes irrégulières forment des volumes asymétriques. Le regard touche et caresse les formes en devenir, concaves et convexes, suit les lignes ondoyantes et fluides, glisse sur des surfaces immaculées. De même, le Nu floral (Arp, 1957) exprime un type de mouvement que l’on retrouve dans la position de contrapposto de La Méditation sans bras (Rodin, vers 1894), une manière d’introduire du dynamisme dans la composition.

Généralement, quand les figures de Rodin sont tronquées (Iris, messagère des dieux, 1894) – ici, le corps sans tête n’est qu’un geste d’une énergie extrême –, elles restent reconnaissables, malgré l’absence d’un organe. Chez Arp, un fragment d’anatomie suggère ses origines, un contour suggestif suffit à l’imagination afin de suppléer les parties manquantes d’une nature inorganisée, en pleine cristallisation (Évocation d’une forme : humaine, lunaire, spectrale, 1950). On est loin des œuvres dada ; depuis longtemps l’artiste est engagé sur le chemin de l’abstraction biomorphique.

Les dessins repoussent les limites du corps

Une partie importante de l’exposition est consacrée aux travaux graphiques de ces deux artistes. Depuis quelques années, on découvre les magnifiques dessins de Rodin, qui conjuguent le réalisme agressif d’anatomies féminines contorsionnées jusqu’à l’animalité à des formes plastiques presque abstraites et spontanées. Positions outrées, acrobatiques, déformations, violents raccourcis ou arrangements anatomiques, le corps, impossible ou rêvé, garde une liberté sans limites. L’expressivité non dénuée parfois de pathos de certaines des sculptures de Rodin trouve ici un heureux aboutissement. Face à eux, les dessins d’Arp, fins et fragiles, dont la simplification de la forme rappelle les dessins d’enfants, ne partagent pas la même puissance. Puissance qui lui fait dire au sujet de Rodin : « Ses sculptures sont des fleurs du mal du ciel et de terre. »

Rodin / Arp,
initialement jusqu’au 16 mai, Fondation Beyeler, Baselstraße, Bâle, Suisse.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°560 du 5 février 2021, avec le titre suivant : Rodin et Arp, un couple dépareillé

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