Art contemporain

Ce que l’art contemporain doit à Rodin

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 17 février 2017 - 1410 mots

Rodin n’est plus. Pourtant, son héritage n’a pas cessé d’irriguer la création au XXème siècle et, même, au XXIème siècle. Testament.

LA LIGNE
Antony Gormley, Feeling Material XIV, 2005. Le corps n’est ni plat ni plan. Il a un volume. Il n’est donc pas réductible à un seul point de vue. C’est une ronde-bosse. S’offrent donc plusieurs possibilités de le circonscrire : recourir à une ligne simple et claire, celle que Rodin plébiscite pour ces nombreux dessins de nus ou de danseuses, ou utiliser un trait itératif qui, incessamment, revient, reprend et reforme, sonde continuellement les linéaments du sujet. Le sculpteur britannique retient cette dernière formule en composant des silhouettes d’acier semblables à des écheveaux humains, qui imposent au regardeur une certaine distance, voire un certain retrait. S’agit-il de dessins dans l’espace ou de sculptures graphiques ? Comment définir ces œuvres dont le pouvoir dynamogène crée une perturbation optique et n’ose pas dire son nom ? Quoi qu’il en soit, Antony Gormley (né en 1950) réalise ici de véritables « dessins de sculpteur », une typologie apparue dans la seconde moitié du XXe siècle pour désigner cette manière si singulière de passer du ciseau au crayon.

LA MARCHE
Thomas Houseago, Walking Man, 1995. Un homme marche. Il marche d’un pas décidé ; ses jambes et ses bras trahissent sans conteste un mouvement aussi énergique que régulier. Il marche, et il sait où il va. Ici, Thomas Houseago (né en 1972) se souvient évidemment de L’Homme qui marche, le précédent rodinien dont il partage jusqu’au titre. En effet, face à cette figure acéphale, comment ne pas songer au modèle que Rodin présenta au Salon de la Société nationale des beaux-arts, véritable méditation esthétique sur le fragment et l’antique ? Comme son aîné, Houseago recourt au plâtre et livre une image athlétique de la marche. Une marche nue, sans contrainte, débarrassée des oripeaux du naturalisme. Toutefois, alors que le maître de Meudon élabore une sculpture proprement monumentale, l’artiste britannique réalise une figure grandeur nature et n’hésite pas à adjoindre au prototype rodinien deux bras d’une longueur presque simiesque. Hybride, cette œuvre atteste la polysémie des réinvestissements plastiques dont la sculpture de Rodin fit toujours l’objet. D’une production considérée comme un creuset inépuisable.

LA SILHOUETTE
Per Kirkeby, Bras et Tête VII, 1983. Pluridisciplinaire, l’artiste danois Per Kirkeby (né en 1938) est un amoureux des formes géologiques. Cette passion incorruptible l’érige en arpenteur majeur des paysages, en spéléologue des mystères enfouis, qu’il peigne ou grave. Ses sculptures ne dérogent pas à la règle. Intitulée Bras et Tête VII, cette pièce interdit toute reconnaissance aisée et, par conséquent, offre un large spectre d’interprétations. Aussi, devant cette stèle informe, il est permis de deviner le profil d’un visage comme le Balzac de Rodin qui, présenté en 1898, fit l’objet d’un scandale mémorable. Avec ce puissant totem aux allures de magma biomorphique, Kirkeby se souvient assurément du chef-d’œuvre expressif de son aîné, gigantesque monolithe que magnifieront notamment les photographies crépusculaires d’Edward Steichen, prises sur la colline de Meudon en 1908. Quoique purgée de toute ressemblance et comme indifférente au modèle, la sculpture n’en demeure pas moins vive et vivante, douée d’une énergie vitale et vitaliste. Quand une silhouette peut suffire à dire l’incorruptible singularité d’un être…

LE VISAGE
Sui Jianguo, Blind Portrait 2, 2012. Un visage difforme, déformé. On y devine une bouche, un nez, peut-être une oreille. Face rongée, profil escarpé, cette gueule magnétise. Il faut tourner autour pour pouvoir en mesurer la complexité et la science, lesquelles se dérobent au premier regard, si souvent paresseux. Ce portrait fut conçu par Sui Jianguo (né en 1956), les yeux bandés. N’y voyant plus rien, muni de ses seules mains et de son expérience, l’artiste chinois triture la glaise puis, une fois son exploration à l’aveugle achevée, fait agrandir puis fondre le résultat. En naissent des sculptures puissantes, traversées par le hasard et la surprise, ouvertes à l’interprétation et à la supposition. Pleines d’une vie secrète. Par sa liberté souveraine, par son émancipation – littérale et symbolique – du visible, par ses formes cabossées, ce Blind Portrait évoque certaines investigations de Rodin, que l’on veuille songer à celles menées autour du vieux Bibi (L’Homme au nez cassé, 1864) ou de la danseuse japonaise Hanako (Masque dit de l’angoisse de la mort, 1912-1914). L’intériorité, comme une quête infinie.

LE COSMOS
Anselm Kiefer, Sursum corda, 2016. Une vitrine parallélépipédique et, dedans, de bas en haut, telles des couches stratifiées : des figurines de plâtre éparpillées, une épaisseur de terre, un arbuste aux feuilles automnales et une échelle hélicoïdale. Sursum corda, « Élevons nos cœurs », nous dit Anselm Kiefer (né en 1945) avec cette œuvre récente dont le titre emprunte à la prière eucharistique. Les personnages de plâtre, qui sont des duplicatas des abatis rodiniens – ces multiples morceaux que le maître gardait sous la main afin de composer des assemblages –, ne sont pas seulement ensevelis sous l’humus, ils paraissent éreintés par le poids de cette connaissance dont l’arbre est l’allégorie ancestrale. L’artiste allemand semble le suggérer à demi-mot : le poids du monde est parfois écrasant. Par ailleurs, l’étonnante échelle torsadée ne renvoie-t-elle pas au biblique songe de Jacob ainsi qu’aux colonnes sans fin que Rodin dressa vers le ciel pour y disposer des figures précaires, des stylites insensés, des acrobates de peu (Sphinge sur colonne, vers 1886) ? De l’équilibre cosmique conçu comme un art…

LA MAIN
Annette Messager, Mains de la série Mes trophées, 1987. Une paume, offerte au regard. Sans fard. Sur elle, l’artiste a imprimé au fusain et à l’aquarelle des signes cabalistiques. Apparues dans l’œuvre d’Annette Messager en 1986, ces mains se distinguent par leurs traces, comme ineffaçables. La peau, devenue le suaire d’événements passés, le parchemin indélébile d’une histoire en allée. Chaque ramification ressemble à un barbelé, chaque empreinte digitale à une brûlure concentrique. La vie a ici encré des marques inoubliables, des scarifications intimes qui érigent la main en métonymie parfaite de l’être. On se souviendra que Rodin réalisa de nombreux éloges de la main, que celle-ci symbolisa La Création (1896) ou La Cathédrale (1908). Il faut ici relire le sculpteur qui, après avoir porté à son tableau de chasse de nombreux trophées de main, déclara en 1904 : « Voilà une main… cassée au ras du poignet, elle n’a plus de doigts, rien qu’une paume, et elle est si vraie, admirait-il, que pour la contempler, la voir vivre, je n’ai pas besoin des doigts. Mutilée comme elle est, elle se suffit malgré tout parce qu’elle est vraie… »

LE FRAGMENT
Georg Baselitz, Pace Piece, 2003. La jambe est seule. Perdue. Peut-être oubliée. Elle n’est pas belle : elle est intense, ardente. Elle constitue le membre amputé d’un corps fantôme. Pas besoin de la soigner, dans les deux sens du terme ; elle n’appelle en effet aucune réparation et aucune joliesse. La question n’est pas là. Georg Baselitz (né en 1938), dont les sculptures constituent une réflexion majeure sur la question anatomique, et le regard que nous portons sur les corps, a osé peindre le bronze. Si ce geste apparaît comme sacrilège, en tant qu’il vient contrarier la noblesse de l’airain, il assume également un rôle presque naturaliste, puisque la couleur vient souligner la forme du pied. Cette œuvre fragmentaire évoque autant Géricault, qui conçut ses études comme des morceaux d’anatomie, que Rodin, qui voyait dans la partie une condition d’accès à la totalité. Pour dire la beauté d’un corps, pour insinuer sa singularité, nul besoin de le décrire entièrement ; il suffit d’en figurer une miette, une brisure, un lambeau. Art de la concision porté à son comble.

LE SOCLE
Rachel Whiteread, Trafalgar Square Project, 1998. Londres, Trafalgar Square. En 1998, Rachel Whiteread (née en 1963) investit le pilier nord-ouest de la place centrale de Westminster, véritable épicentre de l’expression artistique britannique. Longtemps demeuré en souffrance, alors qu’il devait accueillir une statue équestre de Guillaume IV, cet espace nu avait polarisé de nombreuses explorations artistiques, toutes avortées. Pour l’occasion, ainsi que l’explicite cette esquisse photographique, la plasticienne anglaise réalise un tirage en résine du pilier qu’elle présente tête-bêche sur la matrice originale. En faisant de cette base l’objet même de son investigation, l’artiste se souvient sans conteste de Rodin, lequel sut réfléchir ardemment aux modalités de présentation de ses sculptures et assigna au socle un rôle qui excédait sa simple fonction de piédestal ou de présentoir. L’auteur du Penseur en était certain : le socle n’était pas un simple adjuvant scénographique, il permettait d’exhausser la qualité d’une œuvre dont il est un élément à part entière. Dont acte, avec cette sculpture majeure.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°699 du 1 mars 2017, avec le titre suivant : Ce que l’art contemporain doit à Rodin

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