Art moderne

XXe siècle

Léon Spilliaert, le temps suspendu 

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 16 février 2023 - 812 mots

La Fondation de l’Hermitage propose une rétrospective de l’artiste belge dont tout l’œuvre, empreint de symbolisme, est l’expression d’une présence inquiète.

Lausanne (Suisse). Le vide règne dans l’œuvre de Léon Spilliaert (1881-1946). Rares sont les personnages dans ses paysages urbains ou ses marines. Mais peut-on vraiment parler de personnages à propos de ces figures solitaires, féminines le plus souvent ? Ce sont plutôt des êtres bidimensionnels dont on ne voit presque jamais le visage, des silhouettes, des passe-murailles qui semblent se dissoudre sur un fond désertique. Chez l’artiste belge, le soleil est absent, la lumière est tamisée ; dans une atmosphère grisâtre, les couleurs en demi-ton permettent à peine de distinguer des formes simplifiées à l’extrême. Spilliaert, qui déteste la peinture à l’huile, selon lui poisseuse et ne pouvant produire ni légèreté ni transparence, emploie l’aquarelle mélangée aux crayons de couleur et aboutit à des images dont la fluidité rappelle celle de la réflexion spéculaire. Cette peinture en retrait, qui refuse le trop-plein, la tension, procède surtout par allusion.

L’œuvre, difficile à classer, s’inscrit dans le symbolisme belge, mouvement tant pictural que littéraire. Spilliaert fréquente ce milieu et illustre notamments l’ouvrage Pour les amis du poète (1902) d’Émile Verhaeren ou le Théâtre de Maurice Maeterlinck. Loin d’être de simples traductions, ce sont des interprétations plastiques dont la valeur poétique égale celle du texte. Quelques-uns de ces travaux sont montrés à la Fondation de l’Hermitage, parmi une centaine d’œuvres.

Ostende
Le parcours, mis en scène par Anne Adriaens-Pannier, experte de l’œuvre de l’artiste belge, Sylvie Wuhrmann, directrice de la Fondation, et Aurélie Couvreur, conservatrice honoraire aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, s’articule autour de genres tels le paysage, la nature morte ou l’autoportrait, auxquels s’ajoutent des pans moins connus de cette production picturale avec le thème  des arbres ou du dirigeable.

On peut commencer la visite par les paysages, ceux de la mer du Nord, où souffle le froid. C’est au cœur de cette région que se trouve la ville natale de Spilliaert – mais aussi celle de son illustre prédécesseur James Ensor –, Ostende. Tantôt vue face à la mer – des paysages brumeux –, tantôt présentée par son architecture rectiligne et ses perspectives accélérées qui donnent le vertige (Les Galeries royales d’Ostende, 1908 ; La Nuit, 1908), cette station balnéaire reste le royaume de Spilliaert. Inévitablement on pense à De Chirico, qui, quelques années plus tard, peindra d’une manière semblable les places italiennes. Cependant, si ce dernier, précurseur du surréalisme, détourne un passé mythique en le plongeant dans une inquiétante étrangeté, Spilliaert reste résolument inscrit dans son temps.

Curieusement, chez lui la nature hérite parfois de la structure géométrique urbaine comme dans le magnifique Phare sur la digue (1908, [voir ill.]), où le regard est happé par un large aplat noir qui s’amincit et se courbe au pied du phare. Ailleurs, la mer s’étend à l’infini, et « les formes nébuleuses vibrent de clarté presque phosphorescente. Fondant ciel et terre, Spilliaert restitue [… ] une entité unique, sans frontières, proche de l’abstraction », écrit Anne Adriaens-Pannier dans le catalogue. Puis, à l’opposé de la structure horizontale de la mer, la verticalité des arbres. Verticalité relative, tant la structure morphologique de l’arbre est traduite en un jeu rythmique de lignes courbes ou zigzagantes qui épousent le contour végétal. Dénudés, ces arbres isolés sur un fond blanc, branches enchevêtrées, ne sont pas moins des figures de solitude que les êtres humains qui habitent l’univers de Spilliaert.

Immobilité
Quand l’artiste réalise de sobres scènes d’intérieur, les composants banals de la vie quotidienne, enveloppés de lumière, simplifiés à l’extrême, sont installés avec une précaution infinie. Dans Les Flacons (1909), le reflet semble faire corps avec son « référent », l’objet et son double partageant la même matière indéfinissable, la même substance imprécise. L’un comme l’autre, avec leurs surfaces lisses et sans aucune texture, semblent légèrement en suspens, décollés de la surface de la table. L’arrêt du temps, l’immobilité donnent une forme picturale à ce qui paraît irreprésentable : un silence irradiant et pénétrant.
On retrouve la même sensation avec cet étrange et immense objet qui fascine Spilliaert : le dirigeable. Cette machine volante, magnifique et monstrueuse, parquée dans un vaste hangar sombre, ce symbole de la modernité, est ici une « nature morte » flottante et inquiétante.

Mais en dernière instance, la vraie inquiétude, l’angoisse, n’a nul besoin d’un prétexte venant de l’extérieur ; elle aura pour cible l’identité propre de l’auteur. Ses autoportraits, censés affirmer la fière personnalité de l’artiste, deviennent des « automortraits ». Immobile, voire pétrifié, le peintre constate la dissolution de sa représentation, le blanchissement progressif de l’image jusqu’à la disparition. Sans même un geste qui pourrait fissurer la fragilité de son effigie, il se métamorphose en un fantôme en relief (Autoportrait, 2 novembre 1908, [voir ill.]). Ce que nous suggère le regard terrifié et aveuglé de l’artiste est cet entre-deux, l’instant d’une rencontre irréalisable, d’une coexistence simultanée dans le temps et l’espace du vivant et du mort.
 

Léon Spilliaert, Avec la mer 
du Nord


jusqu’au 29 mai, Fondation de l’Hermitage, route du Signal 2, Lausanne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°605 du 17 février 2023, avec le titre suivant : Léon Spilliaert, le temps suspendu

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