Histoire - Musée

Daniel Cordier, l’espion qui devint amateur d’art

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 9 août 2025 - 1937 mots

Avant de devenir l’un des plus importants galeristes et donateurs de la scène artistique française, Daniel Cordier fut espion et secrétaire de Jean Moulin. C’est d’ailleurs ce dernier qui lui donna le goût de l’art, comme le raconte la passionnante exposition du Musée de la Libération de Paris.

Daniel Cordier – ou plutôt Daniel Bouyjou, car il ne prendra le patronyme de Cordier que bien plus tard – est né, officiellement, le 10 août 1920 à Bordeaux dans une famille très aisée. Mais sa véritable naissance, celle où il est devenu vraiment lui-même, fruit d’une révolte qui l’a saisi aux entrailles, advient vingt ans plus tard. Le 17 juin 1940, il entend à la radio le Maréchal Pétain annoncer sa décision de conclure un armistice avec l’Allemagne nazie. Il éclate en sanglots. Il ne le sait pas encore, mais sa vie vient de basculer. Ce tout jeune homme bercé par des idées d’extrême droite, qui aurait pu mener une vie confortable de notable de province, s’engage pour la France libre. Il se fait espion et bras droit de Jean Moulin, découvre l’art grâce à ce dernier et devient, après la guerre, l’un des galeristes les plus actifs de Paris et un très grand donateur auprès des musées.

Entrée en résistance

« “Il faut y aller !” Cette idée est une constante dans la vie de Daniel Cordier », relève Sylvie Zaidman, historienne et directrice du Musée de la Libération de Paris. Car Daniel Cordier est un bagarreur, un battant. Les belles pensées qui ne s’accomplissent pas dans l’action, les tergiversations : très peu pour lui. À trois ans, il a dû subir le divorce très conflictuel de ses parents, à une époque où rompre un mariage était rare et particulièrement infamant. Bientôt, le voici placé en pension à Saint-Elme, à Arcachon. Daniel Cordier n’est pas un élève modèle, et sa scolarité y est tumultueuse. En 1928, sa mère, qui s’est remariée, lui a présenté celui qu’elle appelle son « nouveau papa ». Cultivé, sportif, il suscite l’admiration du jeune Daniel qui, en grandissant, épouse ses idées politiques : celles de l’Action française. Lorsque la guerre éclate, ce fervent patriote bercé par les récits de la Grande Guerre veut se prouver qu’il est comme ses aînés « un homme à part entière ». Il veut s’engager. Mais il n’est pas encore majeur, et son père, René Bouyjou, refuse de lui donner son autorisation. Daniel fulmine et rompt les relations avec son père. Quand Pétain annonce un armistice avec l’Allemagne nazie l’année suivante, le jeune homme n’y tient plus. Il n’est pas question que la France, ce grand pays, sombre. Avec l’aide de son beau-père, il embarque sur le dernier bateau quittant Bayonne pour l’Angleterre, qui est alors le seul pays à continuer à se battre contre l’Allemagne nazie.

À peine sorti de l’internat, il débarque ainsi en Angleterre le 25 juin 1940. « Nous étions des enfants […] C’est quelque chose qui a touché aussi le général de Gaulle de voir que les seules personnes qui l’avaient rallié, c’étaient des enfants », se souvient celui dont l’acte d’engagement dans la « légion de Gaulle », qui devient les Forces françaises libres, porte déjà le nom de « Cordier ».

Dans cette France libre, le jeune maurassien apprend à poser les mortiers, marcher au pas, et rencontre des personnes aux idées différentes de celles dans lesquelles il a été élevé – comme le philosophe Raymond Aron. Le monde, comme l’amour pour Arthur Rimbaud qu’il admire, est à réinventer. Pourtant, s’il voit ses camarades partir rejoindre le général Leclerc en Afrique, lui ronge son frein. Dès lors, il prend une décision : s’engager dans les services de renseignements. Il apprend le fonctionnement d’un poste de radio comme la façon de coder les messages, ou le comportement à adopter en cas d’arrestation par les Allemands. Dans la nuit du 25 au 26 juillet 1942, enfin, après deux ans de formation, Daniel Cordier, alias BipW, muni de faux papiers et d’une identité fictive, est parachuté près de Montluçon. Son ordre de mission d’opérateur radio pour le Bureau central de renseignement et d’action (BCRA) est d’alimenter la France en informations émanant des mouvements de la résistance et réciproquement. Mais à peine arrivé, Jean Moulin, alias Rex, chef de tous les agents de la section « Action » du BCRA en zone non occupée, l’engage comme secrétaire. Pendant un an, Daniel Cordier code les documents et fait le lien entre le représentant du général de Gaulle en France et les chefs des mouvements de résistance, et les officiers du BCRA. En juin 1943, lorsque Jean Moulin est arrêté à Lyon par la Gestapo, Cordier, bien que dévasté, continue à travailler avec les successeurs de Rex, envoyés par Londres. Cependant, lorsqu’il apprend que les services de renseignements allemands possèdent sa photo d’identité, ce témoin de la création de l’Armée secrète ou du Conseil de la Résistance demande, entre fin décembre 1943 et début janvier 1944, à être relevé de ses fonctions et rejoindre Londres.

Pour l’amour de l’art

Les épreuves l’ont profondément transformé. Envoyé par Jean Moulin à Paris, Daniel Cordier a été bouleversé par un homme âgé accompagné d’un petit garçon, portant l’étoile jaune. « J’aurais voulu embrasser cet homme et lui demander pardon d’avoir été antisémite parce que, tout d’un coup, j’ai eu le sentiment que c’était un crime », raconte-t-il. L’antisémitisme comme les idées d’extrême droite appartiennent désormais à son passé. Mais son cheminement n’est pas seulement politique. Aux côtés de Jean Moulin, il a découvert l’art. « Il avait tellement cette passion que sa couverture dans la Résistance, c’était une galerie d’art moderne à Nice et qu’une de ses fausses identités à Lyon, c’était celle d’artiste peintre décorateur », raconte-t-il. « Quand nous serons dans la rue, au restaurant ou dans n’importe quel endroit où nous risquons d’être entendus, je me mettrai à vous parler d’art pour ne pas être suspectés », l’avait prévenu Jean Moulin en l’engageant. Le jour du premier Conseil de la Résistance, Daniel Cordier raconte dans son livre de mémoire Alias Caracalla (2009) que Jean Moulin l’emmena dans une galerie exposant Vassily Kandinsky, puis lui offrit l’Histoire de l’art contemporain de Christian Zervos (1938). Il lui promit, aussi, qu’un jour, quand la guerre sera finie, il lui ferait découvrir le Musée du Prado. Lorsque quelques mois plus tard, en 1944, après la mort de Jean Moulin, il gagne l’Angleterre en passant par l’Espagne, Cordier décide de visiter à Madrid ce musée que Jean Moulin tenait pour le plus beau du monde. Bosch, Goya, El Greco, Vélasquez le bouleversent. Il retourne les voir quotidiennement. « C’était comme des rendez-vous d’amour sans l’inquiétude, sans l’angoisse. Et probablement, justement, cette ivresse venait de ce que j’avais tellement attendu des êtres dans la vie et qui m’échappait toujours en eux, cette communion parfaite, je le trouvais dans cette compagnie », raconte-t-il. À la Libération, Daniel Cordier a 25 ans. Cherchant sa voie, il s’essaie à la peinture et s’inscrit à l’Académie de la Grande Chaumière, à Montparnasse. Il y rencontre un jeune peintre, Bernard Réquichot (1929-1951). Ce dernier fera partie des artistes qu’il défendra avec ardeur quand il ouvrira sa galerie. Car s’il expose ses œuvres une ou deux fois, Daniel Cordier se rend compte bientôt qu’il n’a pas tout à fait les qualités et les compétences pour devenir un artiste à part entière. Mais il a commencé à acheter ses premières œuvres : une aquarelle d’Henri Michaux, qui est alors connu comme écrivain mais non en tant que peintre, des œuvres de Chaïm Soutine, Georges Braque, Georges Rouault, Jean Dewasne, qu’il découvre au Salon Réalités nouvelles en 1946 et, surtout, Nicolas de Staël, qui commence tout juste à émerger. Au fil des ans, l’idée de devenir marchand s’impose à lui.

Galeriste à la forte personnalité

En 1956, Daniel Cordier ouvre une galerie rue Duras (8e arr.) qui devient l’une des plus importantes de la scène parisienne. Il y affirme un goût original, « quelque peu dérivé du surréalisme, mis à part Dewasne, avec des artistes oniriques, post-surréalistes… », décrit Alfred Pacquement, directeur honoraire du Centre Pompidou et co-commissaire de l’exposition. Si Daniel Cordier s’attache particulièrement à faire émerger des artistes encore peu connus, il devient aussi le marchand exclusif de Jean Dubuffet, qu’il a rencontré en 1952. En 1959, sa galerie déménage rue de Miromesnil (8e arr.), au cœur du quartier des galeries à l’époque, avant d’ouvrir des succursales à Francfort et à New York, ce qui est peu courant à cette époque. C’est en son sein que se tient pendant l’hiver 1959-1960 l’Exposition internationale du surréalisme organisée par André Breton et Marcel Duchamp. Elle attire une foule considérable. En 1962, il ose organiser une exposition d’art brut, cet art des fous et des marginaux théorisé par Dubuffet. Pourtant, en 1964, l’année même où le Grand Prix de la 32e Biennale de Venise est décerné à un Américain, Robert Rauschenberg, ce galeriste qui est devenu l’un des plus important de la scène artistique parisienne claque la porte. Il annonce dans un texte très violent sa décision de fermer sa galerie, reprochant aux collectionneurs, aux musées et aux pouvoirs publics leur timidité, leur goût « sans danger » et leur manque d’engagement pour les artistes français actuels. Sans doute cette fermeture brutale est-elle cependant aussi liée à la décision de Dubuffet de quitter la galerie… « Ce dernier, en effet, assurait l’équilibre commercial et la notoriété de la galerie qui défendait beaucoup d’artistes encore méconnus… », reconnaît Alfred Pacquement.

Donations à l’État français

Mais Daniel Cordier ne quitte pas la scène artistique pour autant. Lorsque Georges Pompidou, devenu président en 1969, décide de redonner à Paris sa place de capitale culturelle en ouvrant sur le plateau Beaubourg un musée qui portera son nom et de lancer une grande exposition sur l’art français actuel qui se tient au Grand Palais en 1972, Cordier est invité à entrer au comité d’organisation. L’année suivante, celui qui se bat pour faire exposer les artistes de son ancienne galerie et qui intègre, une dizaine d’années plus tard, le comité d’acquisition du Centre Pompidou fait une première donation importante à l’État : un ensemble d’œuvres de Bernard Réquichot, puis en 1977, pour l’inauguration du Centre Pompidou, une quarantaine de peintures d’Henri Michaux, un chef-d’œuvre de Dubuffet et une œuvre du peintre suédois Öyvind Fahlström. D’autres donations suivront, permettant à nombre d’artistes d’accéder à une reconnaissance institutionnelle. « Sa curiosité jamais assouvie va le conduire à de nombreuses acquisitions de jeunes artistes, tels que Bernard Bazile, Robert Combas, Jean Le Gac, Jean-Michel Meurice, Jean-Pierre Raynaud, Bernar Venet, Claude Viallat, etc. », relève Alfred Pacquement. En 1989, les quelque 500 œuvres remises au Centre Pompidou par Daniel Cordier sont rassemblées dans une publication exhaustive et une grande exposition. Une consécration pour ce grand donateur au goût aussi sûr qu’audacieux. Mais il ne s’arrête pas là. Pendant une dizaine d’années, il acquiert quelque 800 objets d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou d’art populaire, pour les confronter aux œuvres des peintres qu’il a aimés et soutenus. « Ce sont les objets les plus humbles des cultures lointaines qui me procuraient le dépaysement que j’ai toujours exigé de l’art », confie-t-il. Cela fait pourtant de longues années que Daniel Cordier ne voue plus toute sa vie à l’art. Invité en octobre 1977 sur le plateau de l’émission télévisée « Les Dossiers de l’écran », il s’est retrouvé face à Henri Frenay, ancien chef du mouvement de résistance Combat. Ce dernier accuse Jean Moulin d’avoir été complice des communistes et d’avoir ainsi trahi le général de Gaulle et les résistants. Tétanisé, Daniel Cordier constate qu’il n’est pas parvenu à lui répondre. Il consacre dès lors ce qui reste de sa vie à le faire. Pendant vingt ans, il rédige une biographie colossale de Jean Moulin, avant d’écrire ses propres mémoires. Centenaire, il s’éteint en 2020.

À voir
« Daniel Cordier, l’espion amateur d’art »,
Musée de la Libération, 4, avenue du Colonel Rol Tanguy, Paris-14e, jusqu’au 13 juillet, www.museeliberation-leclerc-moulin.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°787 du 1 juillet 2025, avec le titre suivant : Daniel Cordier, l’espion qui devint amateur d’art

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