Musée

Jean Moulin, artiste et galeriste

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 avril 2000 - 1292 mots

PARIS

Saviez-vous que Jean Moulin était dessinateur, caricaturiste, collectionneur et même marchand de tableaux à Nice ? Cette dernière activité devait lui servir de « couverture » pendant la guerre. Grâce aux efforts de Michel Bepoix, une nouvelle facette du grand résistant est révélée au public. À voir à l’Espace 13 d’Aix-en-Provence à partir du 6 avril.

En refusant en 1940, alors qu’il occupait les fonctions de préfet de Chartres, de signer le document que lui présentaient les autorités allemandes accusant injustement d’atrocité les troupes coloniales françaises, Jean Moulin ne savait pas qu’il venait de franchir le seuil de l’Histoire. Il imaginait sans doute encore moins que, quelques années plus tard, il allait devoir s’installer à Nice pour des raisons de protection en tant que marchand de tableaux. Jean Moulin, en pleine guerre, s’occupant d’expositions et de vente de tableaux, l’Histoire ne manque pas de surprises ! Et pourtant, c’est bel et bien aussi par là que passe l’aventure du plus grand des résistants. Les relations de Jean Moulin et des Beaux-Arts sont fort mal connues. Pourtant elles remontent aux premiers temps de sa jeunesse, voire même de son enfance. Très tôt, en effet, le jeune Moulin, né à Béziers le 20 juin 1899, témoigne d’un évident talent de dessinateur. Collégien, il couvre ses cahiers de dessins et de caricatures de ses professeurs. Lycéen, il publie en octobre 1915 – il n’a que seize ans ! – son premier dessin dans la grande presse nationale, La Baïonnette, journal satirique et illustré, destiné à remonter le moral des troupes. Étudiant en droit à la Faculté de Montpellier, il dessine pour le compte de différents journaux locaux et réalise toutes sortes de paysages à l’aquarelle dans le Biterrois et à Saint-Andiol, en Provence, où il passe ses vacances. Si les exemples de Benjamin Rabier et de Hansi ont sans doute influencé son art, il use très vite d’une technique qui lui est propre, mettant en page sa composition au crayon ou à l’encre légère et la reprenant à l’encre de Chine pour en cerner les contours avec énergie. Au fil de sa vie professionnelle dans la « préfectorale », Jean Moulin trouvera toujours le temps et l’occasion de poursuivre cette activité artistique, participant ici et là à certaines expositions locales. Au début des années 20, afin d’éviter tout amalgame entre l’artiste et le haut-fonctionnaire, il décide de prendre un pseudonyme – déjà ! – et retient celui de Romanin, du nom d’un mas provençal. Jean Moulin publie notamment dans Le Rire, où il est considéré comme l’un des meilleurs dessinateurs, mais aussi dans le Journal amusant et dans En Attendant. Réalisés sur de petits bristols, ses dessins sont accompagnés d’une légende manuscrite qui ne manque jamais de piquant. Dès qu’il est introduit dans le monde des cabinets ministériels et qu’il commence à fréquenter « la » société, sa manière change. Son regard se fait plus aigu et incisif et son sens de la caricature se plaît à en épingler les types, les caractères et les travers.

Au contact des artistes
Souvent à Paris, Jean Moulin fréquente la colonie artistique de Montparnasse sur laquelle il porte un regard amusé. Au début des années 30, envoyé en poste en Bretagne, où il exécute quelques rares paysages et apprend les techniques de la gravure, il fait la connaissance du poète Saint-Pol-Roux et se lie d’amitié avec Max Jacob. Une amitié si forte qu’il choisira ce prénom-là plus tard dans la Résistance. C’est sans doute aussi Max Jacob qui le pousse à réaliser en 1935 une illustration d’Armor, le célèbre poème de Tristan Corbière, édité par René Helleu, dans une veine expressionniste proche de l’art gravé germanique. Dans le domaine artistique, Jean Moulin ne se contente pas de faire de l’art ; il le collectionne aussi. Si la collection qu’il se constitue reste très modeste, elle est celle d’un homme au goût sûr et éclectique. Dès 1926, il acquiert ainsi un De Chirico, puis un Survage de jeunesse. Il se montre particulièrement sensible au fauvisme d’Othon Friesz et apprécie la peinture lumineuse d’Albert André dont il achète un Petit Bain sur la Corniche. Quoique son penchant pour la caricature soit très fort, sa collection ne compte que trois œuvres humoristiques : l’une de Forain, Le Jour des Morts, les deux autres de Goerg, La Visite et La Déclaration. En 1942, cet amour pour l’art allait trouver encore à s’exprimer chez lui, non plus sur le terrain de la création, ni sur celui de la collection, mais sur celui du marché. À son retour de Londres, en janvier, chargé par le Général de Gaulle d’unifier la Résistance française, Jean Moulin, qui a été parachuté en Provence, a l’idée d’ouvrir une galerie de tableaux afin de se donner une « couverture ». Nice s’impose alors comme le lieu idéal pour une telle aventure, d’autant que Jean Moulin n’y a aucune activité résistante. Après plusieurs mois de recherches, un local est retenu au 22 de la rue de France sous le nom de galerie Romanin. Décision est prise d’en confier la gérance à Colette Pons, une jeune femme de toute confiance rencontrée chez des amis. Celle-ci offrait à Jean Moulin « toutes les garanties de patriotisme et de goût qui lui permettraient d’assumer les diverses facettes de sa tâche », comme l’a justement noté Daniel Cordier. Décorée par Jean Cassarini, agrémentée de meubles anciens pour mettre en valeur les œuvres exposées, la galerie Romanin ouvre ses portes le 9 février 1943. Pour officialiser ses nouvelles fonctions, Jean Moulin prend soin d’inviter au vernissage le préfet et les autorités vichystes des Alpes-Maritimes. Par le biais de Maurice Agulhon, ancien directeur du cabinet d’Édouard Herriot, le marchand d’art Paul Pétridès fournit à Jean Moulin quelques toiles nécessaires à remplir la galerie, parmi lesquelles quatre Utrillo et deux Vlaminck. Quelques œuvres de Guillaumin, Soutine, Kisling, Dufy y sont aussi présentées.

Visites chez Aimé Maeght et Pierre Bonnard
Quoique Colette Pons n’ait jamais caché la crainte qu’exerçait sur elle l’autorité de son patron, sinon  la personnalité même de Jean Moulin, l’entente entre eux était totale. N’ayant guère le temps de s’occuper de la galerie, il lui accordait tout crédit, lui suggérant seulement les grandes lignes de la programmation. Ensemble, ils firent quelques visites à Aimé Maeght et à Bonnard, dans la perspective de la publication d’un livre sur l’œuvre du peintre, à Auguste Chabaud, chez lui à Graveson, à Paris, enfin, chez des confrères, pour y acheter quelques toiles. Jean Moulin aspirait à faire une exposition d’Othon Friesz mais cela ne fut pas possible. En revanche, il réussit à présenter tout un ensemble d’œuvres sur papier d’Utrillo. Du 3 au 30 juin, la galerie Romanin propose une exposition d’« Aquarelles et dessins de maîtres contemporains : Renoir, Utrillo, Picasso, Valadon... ». C’est notamment l’occasion pour le patron de mettre en valeur ses propres acquisitions : trois aquarelles de Marie Laurencin, des dessins de Renoir, deux dessins de Suzanne Valadon. Hélas ! Le 21 de ce même mois, Jean Moulin est arrêté à Caluire. Aussitôt, sa sœur aînée Laure expédie un télégramme à Colette Pons : « Vendez comme prévu » et la galerie est déménagée dans la nuit. Elle n’avait eu que quelques mois d’existence. Dans le célèbre discours qu’il prononça lors de l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, André Malraux, après avoir célébré le grand résistant, ne put manquer de faire allusion à l’artiste qu’il fut aussi. Mais de quelle douloureuse manière ! « Un jour où, au Fort Montluc à Lyon, après l’avoir fait torturer, l’agent de la Gestapo lui tend de quoi écrire puisqu’il ne peut plus parler, Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau. » Geste sublime, s’il en est, qui se sert de l’art comme moyen de résistance.

- AIX-EN-PROVENCE, Espace 13, 6 avril-25 juin.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°515 du 1 avril 2000, avec le titre suivant : Jean Moulin, artiste et galeriste

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