L’artiste peut interdire la destruction de son œuvre inachevée et contraindre la Régie Renault à la terminer conformément à la maquette.
Boulogne-Billancourt, 1967. Cadre chez le constructeur automobile français Renault, Claude Renard, un amateur d’art éclairé, fonde le service « Recherches Art et Industrie ». Nationalisée en 1945, la Régie Renault fait alors figure de précurseur car le mécénat, largement développé aux États-Unis, est encore timide en France. Claude Renard souhaite toutefois se démarquer du mécénat traditionnel et décide d’inviter des artistes à côtoyer le monde industriel en mettant à leur disposition des moyens techniques, du matériel industriel et des espaces pour réaliser des œuvres de grandes dimensions. Avec Victor Vasarely et Arman, Jean Dubuffet s’attire les faveurs de la firme automobile. La notoriété de l’artiste est internationale depuis la publication de son Manifeste pour l’art brut en 1949 et de L’Hourloupe qui va servir de trame à ses œuvres monumentales revêtues de peinture polyuréthane blanche historiée de tracés noirs.
En novembre 1973, la Régie Renault signe un contrat avec Dubuffet aux termes duquel l’artiste s’engage à lui fournir « les maquettes, plans et descriptifs » d’une sculpture monumentale, le Salon d’été, pour réaménager un espace de repos pour le personnel autour d’un bassin dans ses locaux : « Un exceptionnel jardin-sculpture créé pour nous par l’un des plus grands artistes de ce temps », selon le souhait du directeur de Renault Pierre Dreyfus. L’artiste remet sa maquette et n’intervient qu’une seule fois dans l’exécution de la sculpture monumentale. Deux ans plus tard, les travaux sont brutalement interrompus par la Régie Renaut qui manifeste son intention de détruire l’œuvre inachevée, peut-être en raison des coûts qui se sont envolés et du changement de direction. Furieux, Dubuffet saisit la justice au nom du respect de son droit moral, mais la Régie Renault réplique que le contrat lui permet de détruire la construction. La question est : Dubuffet a-t-il un droit moral sur son œuvre inachevée par la Régie Renault ?
Le 21 décembre 1976, une ordonnance de référé interdit la destruction de l’ouvrage inachevé, mais le 23 mars 1977, le tribunal de grande instance de Paris considère que le contrat liant Dubuffet à la Régie Renault prévoit une possibilité de ne pas construire. Aussi la Régie Renault est libre de la mettre en application, d’autant que le respect dû à l’œuvre est sauvegardé dans la mesure où l’œuvre dont il est question relève des maquettes et non de la construction.
Dubuffet fait appel. Le 2 juin 1978, la cour d’appel de Paris estime « pour se réclamer de la qualité d’auteur de l’œuvre monumentale […], M. Jean Dubuffet devait administrer la preuve d’un apport original au-delà de l’achèvement de la maquette ». Or pour les juges « l’activité créatrice de M. Jean Dubuffet dans la réalisation du “Salon d’été” n’a pas été suffisante pour transporter sur l’édifice lui-même le respect dû à la création de l’architecte, laquelle s’exprimait initialement dans la maquette ». Autrement dit, si Dubuffet était l’auteur de la maquette, il n’était pas l’auteur de l’œuvre monumentale exécutée d’après celle-ci, car « le rôle [qui lui était] dévolu ne lui donnait pas l’occasion d’imprimer suffisamment sa personnalité créatrice ou n’impliquait pas de sa part une manifestation de sa personnalité au cours de la réalisation ». Dubuffet ne pouvant se prévaloir d’un droit moral, « la Régie Renault [avait] le droit en vertu du contrat de ne pas réaliser l’œuvre ». La sentence est rude, mais l’artiste persiste et se pourvoit en cassation tandis que la Régie Renault enterre sous une chape recouverte de gazon les premières constructions inachevées.
Le 8 janvier 1980, la Cour de cassation censure finalement les juges du fond car « l’auteur d’une maquette originale, d’après laquelle une construction monumentale est réalisée, est titulaire d’un droit moral sur cette dernière dans la mesure où celle-ci tient son originalité de la maquette et réalise la conception de son auteur ». La solution est bienvenue car comme l’estime à l’époque le professeur de droit Henri Desbois « se réserver de renoncer à l’achèvement de la construction sans motifs valables, c’est jouer avec la carrière d’un artiste ».
Le 8 juillet 1981, la cour d’appel de Versailles rejuge l’affaire et confirme que la Régie Renault doit procéder à l’achèvement du Salon d’été et lui impose de reprendre les travaux dans un délai de six mois. Le constructeur ne le voit pas du même œil et se pourvoit à son tour en cassation. Le 16 mars 1983, la Cour de cassation rejette les demandes de la Régie Renault car si Dubuffet a admis que le constructeur pouvait renoncer à la réalisation de l’œuvre monumentale, il avait l’obligation d’achever l’édification de cette œuvre dès lors qu’il l’avait commencée. Reconnu dans son droit à voir son installation sortir de terre, Dubuffet refuse finalement qu’elle soit achevée car la Régie Renault ne le mérite probablement pas.
Au-delà de la portée juridique, cette affaire constitue aussi un point d’orgue sur la manière dont les artistes parlent le droit, le convoquent et le provoquent pour mieux le bousculer. Durant ces huit années de procédure, Dubuffet en a tiré la matière de nombreuses œuvres aux titres évocateurs : Tribunal prononçant qu’il est loisible de détruire le monument s’il sauvegarde les maquettes, estimées légitimement moins encombrantes (qui incorpore le jugement devenant constitutif d’une œuvre), Les avocats de la régie, Maîtres Herbaut et Mathély exposant à la magistrate Madame Rozes les difficultés techniques qui s’opposent à la construction du « Salon d’été », etc. Des œuvres qui rappellent que l’œil du peintre n’a plus à s’opposer à la langue du juriste car l’art a indubitablement à nous apprendre sur la façon de pratiquer et de penser le droit.
Véritable cas d’école souvent méconnu des manuels de droit des contrats, l’affaire Jean Dubuffet a le mérite d’apporter une pierre importante à la protection des artistes selon laquelle ceux-ci disposent du droit de s’opposer à la destruction de leurs œuvres même inachevées.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
1980 : une victoire pour Jean Dubuffet
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°658 du 20 juin 2025, avec le titre suivant : 1980 : une victoire pour Jean Dubuffet