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Un asile pour l’art abstrait de l’URSS

Un musée privé va ouvrir d’ici la fin de l’année à Moscou, abritant une rare collection d’art abstrait russe sous l’époque soviétique. Cet art non officiel, peu connu de l’histoire de l’art s’est développé en quasi autarcie.

MOSCOU - La seconde période de l’art abstrait russe trouve enfin un toit après un demi-siècle d’errance et de pénombre. Un musée privé fondé sur l’une des plus importantes collection va ouvrir ses portes avant la fin de cette année à Moscou. Cette collection porte le nom d’Elia Belioutine, un artiste et théoricien de l’art ayant joué un rôle crucial à l’époque soviétique. C’est autour de son atelier que gravitaient les artistes du courant non officiel de la « Nouvelle réalité ». La collection Belioutine compte des œuvres de ses amis Boris Joutovsky, Vladislav Zoubarev, Lucien Gribkov, Anatoli Safokhine et Vera Preobrajenskaïa, qui restent aujourd’hui les grands noms de ce mouvement.

Des noms peu familiers aux oreilles du public occidental (et même russe) en raison de la longue isolation des artistes soviétiques, tandis que le monde entier connaît le rôle des artistes russes dans la naissance de l’art abstrait. Malgré les efforts récents pour faire connaître l’art contemporain russe en France, l’art non officiel des années 1930 à 1989 reste un continent largement inexploré. Ce nouveau musée devrait contribuer à donner à l’art abstrait russe de la seconde moitié du XXe siècle sa juste place dans l’histoire mondiale de l’art.

Nouvelle réalité émerge en 1958 comme une alternative à une académie des arts coincée dans le carcan de l’idéologie officielle. Les membres de Nouvelle réalité voulaient redonner toute son importance à l’expérimentation de nouvelles formes, langages et idées. Ils s’inscrivaient dans la lignée de l’avant-garde russe (Kandinsky, Malevitch, Rodtchenko). Son fondateur et leader, Elia Belioutine, élabore un système pédagogique baptisé sur la « théorie générale du contact » (inspirée en partie par Carl Jung et Pavel Tchistiakov), qui occupera une fonction centrale dans le groupe Nouvelle réalité. Axée sur l’expansion et l’émancipation intérieure de l’être, l’élargissement de sa gamme émotionnelle et sensuelle, la théorie est annonciatrice des genres contemporains de l’actionnisme, du conceptualisme et de la performance. C’était un groupe très soudé.

Une création en vase clos
En 1978, Vladislav Zoubarev donne naissance à une nouvelle branche du mouvement, baptisée « Réalité temporelle », qui est aussi le nom de son atelier, où se réunissent ses trente-cinq disciples. Ils axent leurs œuvres sur le rapprochement expérimental entre des idées, modèles, objets, situations et événements très éloignés dans le temps et l’espace. Les deux groupes ont cette particularité peu commune d’être très féminisés. Les experts russes considèrent Nouvelle réalité comme un phénomène à part dans l’histoire mondiale de l’art, car il s’est développé sur trois décennies, en étant quasi coupé du monde à cause du contexte politique. La création s’est opérée sans stimulation extérieure (pas d’exposition ni de vente possible), sans autre motivation que la réalisation personnelle des artistes. Les groupes se sont défaits en 1991, tandis que les barrières politiques s’écroulaient. Le facteur de l’âge des artistes a sans doute joué également un rôle. Nouvelle réalité et Réalité temporelle ont pu subsister en vase clos parce qu’ils ne touchaient pas aux thèmes politiques (le KBG était au courant de tout), mais aussi grâce à l’épouse de Belioutine, Nina Moleva. Écrivaine et historienne de l’art, elle était en excellents termes avec les autorités soviétiques et a occupé divers postes de supervision dans des institutions culturelles clés. Moleva aurait ainsi protégé Nouvelle réalité des brimades réservées aux artistes dissidents.

La majeure partie de collection du futur musée appartient à Olga Ouskova, PDG de la société Cognitive Technologies, spécialisée dans le développement de l’intelligence artificielle. Ouskova a acquis l’essentiel de sa collection (au total plus de 2 000 œuvres) en 2013 auprès de l’historien de l’art Samvel Aïkazovitch Oganesian. Ce dernier avait mis quarante ans à constituer la collection Belioutine. « Nous étions amis avec Samvel », raconte Ouskova au Journal des Arts. « Lorsqu’il est tombé malade du cancer, il m’a demandé de lui acheter sa collection, tout en posant comme condition que je la fasse vivre et se développer. Ce fut une décision difficile pour moi car mon occupation professionnelle n’a rien à voir. Jusqu’ici, je lui avais acheté quelques tableaux, mais uniquement afin de décorer mon appartement ». Ouskova devient collectionneuse presque du jour au lendemain, car Oganesian est emporté en 2013 par un cancer foudroyant, lui laissant peu de temps pour tout organiser. Réticente à révéler la somme versée lors de l’acquisition de la collection auprès de Samvel Oganesian, elle note que la valeur des toiles de Zoubarev et de Preobrajenskaïa atteint alors les 200 000 dollars.

Elle crée le Fonds pour l’art abstrait russe avec l’aide des collectionneurs Mikhaïl Senatorov (ancien vice-président de la banque centrale russe) et Alevtina Tchernikova (économiste et rectrice d’université). Le Fonds embauche plusieurs spécialistes de l’art non-officiel pour authentifier et ordonner cette vaste collection méconnue. Les œuvres n’ont été montrées au public que lors de deux brèves expositions en 1962. Les expositions, dites de « Taganka » et du « Manège » (1962) ont sonné la fin du « dégel », quand le premier secrétaire du parti communiste de l’époque Nikita Khrouchtchev, visitant le « Manège », a publiquement vilipendé les artistes, dont la plupart furent ensuite interdits d’exposer jusqu’à la fin de l’Union soviétique. Elia Belioutine avait tout de même réussi à avoir deux expositions personnelles organisées à Paris par le galeriste Yvon Lambert en 1962 et 1972. Afin de préparer le public russe à l’ouverture du musée, le Fonds pour l’art abstrait russe organise une exposition au Musée russe de Saint-Pétersbourg en 2014 et une deuxième au Musée d’art contemporain de Moscou l’an dernier. Deux autres expositions sont prévues en Italie et à Atlanta (États-Unis), indique Ouskova.

Un musée interactif
Pour héberger le musée, la collectionneuse acquiert il y a trois ans (pour une somme non dévoilée) un bâtiment intéressant, construit sur les plans du légendaire architecte constructiviste Konstantin Melnikov. Baptisé Bourevestnik (pétrel), il abritait autrefois une usine de chaussures et se situe près du grand parc de Sokolniki, à Moscou, dans un quartier dépourvu jusqu’ici d’infrastructures culturelles. Ouskova considère que ses hauts plafonds et ses mille mètres carrés d’exposition conviennent idéalement à la présentation harmonieuse des œuvres abstraites. Le musée devrait ouvrir fin 2017 « si les travaux se déroulent selon le calendrier prévu », note Ouskova. Elle promet de concevoir un musée « pas comme les autres, interactif », où les visiteurs seront plongés dans la méthode pédagogique « par les images » de Belioutine. « Il ne doit pas s’agir de la visite d’un cimetière d’artistes morts, mais d’une expérience émotionnelle. Notre musée sera un organisme vivant. » Pour arriver à ses fins, Ouskova se dit prête à mettre sur la table « 4,5 millions de dollars dans les trois prochaines années ».

Légendes photos

Olga Ouskova, propriétaire de la majorité des œuvres du musée © D.R.

Le bâtiment du futur musée de l'art abstrait, Moscou © D.R.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°480 du 26 mai 2017, avec le titre suivant : Un asile pour l’art abstrait de l’URSS

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