Justice

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L’affaire Basner entretient la défiance dans le marché russe

MOSCOU / RUSSIE

La mise hors de cause d’une experte accusée, avec toutes les évidences, d’avoir couvert la production et la vente d’un faux tableau de l’avant-garde russe n’aide pas à assainir un marché gangrené.

Copie du tableau de Boris Grigoriev, <em>Au Restaurant</em>, appartenant à A. Vasiliev.
Copie du tableau de Boris Grigoriev, Au Restaurant, appartenant à A. Vasiliev.
Photo D.R.

Moscou. Marché inondé de faux de l’avant-garde russe, complicité du personnel des musées, justice partiale, législation parcellaire, transactions de gré à gré en liquide sans cadre légal, experts intéressés, collectionneurs naïfs… Tels sont les ingrédients d’un marché vicié. Les racines du mal se trouvent dans l’ex-système soviétique. L’isolement du pays, la répression des artistes non officiels et des « spéculateurs » ont créé les conditions d’un marché noir. Lorsque la demande pour l’avant-garde russe se met à croître rapidement dans les années 1960, les faussaires répandent sur le marché des copies de Malévitch, Filonov, Gontcharova, etc. justifiant la non-traçabilité des œuvres par le danger de prison encouru par les vendeurs. De nombreuses collections d’avant-garde restent à ce jour « caviardées » par ces faux. Une deuxième vague de faux, cette fois venue de l’extérieur, inonde le marché russe tout juste « légalisé » en 1990. Des nouveaux riches russes désirant acquérir des œuvres de leur patrimoine (dont la quantité est très limitée), se font piéger par des faussaires occidentaux. La méfiance s’installe à partir du milieu des années 2000, alors que plusieurs grands musées d’État (la Galerie Tretiakov et le Musée russe) sont suspectés de collusion avec des faussaires, en délivrant des certificats d’authenticité pour des copies. Les acheteurs russes, lorsqu’ils réalisent s’être fait escroquer, choisissent habituellement entre deux options : revendre le faux à un autre gogo ou récupérer leur argent par divers moyens plus ou moins légaux. Mais toujours en toute discrétion.

Une escroquerie qui éclate enfin au grand jour

Ce demi-monde sursaute en 2014, lorsque l’une des expertes les plus réputées de l’avant-garde russe, Elena Basner, est placée en détention provisoire. Elle est accusée d’escroquerie par le collectionneur Andrei Vassiliev, qui a payé 250 000 dollars en 2009 pour l’acquisition d’une toile intitulée Au restaurant, peinte en 1913 par le fauviste russe Boris Grigoriev. Jamais un expert n’avait été incarcéré jusqu’ici. Entre-temps, Vassiliev avait lancé une enquête et établi qu’Elena Basner avait perçu les 250 000 dollars à travers un intermédiaire en qui le collectionneur faisait confiance. Vassiliev estime que Basner, ancienne employée du Musée russe de Saint-Pétersbourg, savait que l’original s’y trouvait toujours (il n’avait jamais été exposé) et l’aurait fait copier dans l’enceinte même du musée. Mais la justice en décide autrement. Basner est rapidement relâchée. Alors que le taux d’acquittement en Russie pour une affaire criminelle n’est que de 0,34 %, elle est finalement acquittée en 2016 et obtient même 30 000 euros de dédommagements le 26 avril dernier.

Andrei Vassiliev se dit victime d’une collusion entre Elena Basner, des employés du Musée russe et un groupe de faussaires. « C’est une véritable mafia contre laquelle je ne peux lutter que par des moyens légaux », explique-t-il au Journal des Arts. Il affirme avoir reçu des menaces de représailles physiques s’il ne cesse pas d’exiger réparation. Il a déposé plainte auprès de la police, qui a refusé cependant d’ouvrir une enquête criminelle. Son avocat Nikita Semionov estime que l’acquittement de Basner est « une décision politique », car en arrière-plan figure « l’affaire finnoise, où près de cinquante faux ont été écoulés sur le marché finlandais par le même groupe d’escroc. Les autorités russes refusent de collaborer avec la police finlandaise. Le pouvoir verrouille tout de peur d’un scandale international qui éclabousserait le Musée russe ».

À Saint-Pétersbourg, la communauté d’expert, les critiques d’art et les directeurs de musée n’ont pas caché leur soutien à Elena Basner, que beaucoup connaissent personnellement. Mais à Moscou, la réaction est inverse. « Ce procès Basner est une catastrophe : les experts malhonnêtes se sont vu confirmer leur complète impunité », estime Vladimir Rochine, un amateur d’art auteur d’un catalogue d’art volé. « L’affaire Basner a enterré tous les espoirs de changements positifs, elle a détruit la confiance et personne n’ira devant les tribunaux. » Pour Rochine, « les experts doivent faire face à une responsabilité pénale s’ils se trompent plusieurs fois sur des œuvres de grande valeur ».

La responsabilité des musées est pointée du doigt par Konstantin Babouline, directeur général du site d’information spécialisé ArtInvestment.ru. « Aucun des musées russes, petits ou grands, n’a rendu public sa collection. Dans l’idéal, tout devrait être photographié, décrit et accessible, au moins aux spécialistes. Tout cela facilite la fraude. Or, des millions ont déjà été alloués par l’État pour la numérisation des catalogues. Si rien n’en est sorti, c’est que l’opacité profite à certains », suggère Babouline.

L’historien d’art et spécialiste du marché russe Mikhaïl Kamensky déplore que Vassiliev ait non seulement perdu beaucoup d’argent, mais se soit fait de nombreux ennemis. Au-delà d’un procès qui n’a fait « qu’alourdir l’ambiance », il détaille les failles structurelles du marché russe. « Il existe chez nous une énorme quantité d’acteurs incompétents sur le marché : acheteurs, vendeurs, intermédiaires. Leur incompétence se voit dans le refus de mettre en place des contrats juridiques. Ce marché gris/noir implique un manque de responsabilité financière et pénale et laisse tout le monde vulnérable aux escroqueries. » Ainsi, les acteurs du marché russe préfèrent avoir recours à des transactions en liquide, poursuit le spécialiste. « Ce n’est pas tant dans une logique d’évasion fiscale que pour ne pas laisser de traces. Personne ne fait confiance à l’État pour conserver des données personnelles. Tous ont peur de voir leurs données personnelles sensibles faire l’objet de fuites. » Kamensky souligne toutefois deux tendances positives sur le marché : d’une part l’émergence d’experts irréprochables et d’autre part, à son avis, le catalogage des musées suit son cours et permettra d’assainir le marché.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°504 du 22 juin 2018, avec le titre suivant : L’affaire Basner entretient la défiance dans le marché russe

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