Syrie - Patrimoine

PATRIMOINE SYRIEN

Patrimoine en Syrie, le dilemme français

Reconstruction du patrimoine syrien, l’inconfortable position officielle française

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 30 novembre 2020 - 1889 mots

SYRIE

Faut-il participer à la restauration du patrimoine syrien et faire ainsi le jeu du régime de Bachar ou laisser d’autres acteurs publics ou privés le faire ? La France cherche la meilleure voie.

Le site de Palmyre après les ravages des combats de 2015. © ICONEM
Le site de Palmyre après les ravages des combats de 2015.
© ICONEM

En 2019, le Crac des Chevaliers (XIIe-XIIIe siècles) a accueilli plus de 23 000 visiteurs selon la Direction générale des antiquités et des musées de Syrie (DGAM). Cette forteresse fait partie des six sites syriens classés au Patrimoine mondial par l’Unesco, placés désormais sur la Liste du patrimoine en péril. Le Centre du patrimoine mondial souligne que ce patrimoine a beaucoup souffert des « pilonnages, des incendies, de l’utilisation à des fins militaires » depuis 2011. Fissures, effondrements de voûtes ou de minarets, destruction de quartiers entiers : le tableau est très sombre. Il faut ajouter les pillages, que l’Unesco a recensés grâce à des drones, « plusieurs milliers d’excavations illégales » sur certains sites archéologiques. Les destructions sont dues aux combattants du régime de Bachar Al-Assad comme à ceux des groupes rebelles. Si l’État islamique (EI) est responsable de la destruction d’une partie du site de Palmyre et de l’assassinat de son directeur, le régime syrien a, de son côté, pilonné la vieille ville de Homs pendant de longs mois. L’ex-directeur adjoint de la DGAM, Michel Al-Maqdissi, qui vit désormais en France, le signalait dès 2015 : « À Homs, il ne reste quasiment plus rien. »

Rien de surprenant à ce que le régime syrien fasse appel à la communauté internationale pour reconstruire le pays, après en avoir repris 80 % du contrôle et rouvert plusieurs sites touristiques en 2018. La DGAM multiplie depuis 2017 les appels aux dons, par la voix de son directeur de 2012 à 2017, Maamoun Abdelkarim qui affirmait que la DGAM « manquait de moyens financiers ». En France, la plupart des experts s’accorde sur ce fait, comme Charles Personnaz, directeur de l’Institut national du patrimoine (INP) : « La Syrie ne pourra pas reconstruire seule son patrimoine, mais il faut se demander comment cette reconstruction se fera, car il existe des risques. » Outre le risque de restaurations mal faites, c’est l’instrumentalisation du patrimoine qui préoccupe les archéologues et conservateurs. La Syrie a en effet souvent utilisé son riche patrimoine pour la propagande politique. Michel Duclos, ancien ambassadeur de France à Damas (2006-2009) cite le cas de Palmyre : « Le régime a une utilisation sélective du patrimoine, surtout le patrimoine antique. Depuis deux ans, il met l’accent, dans sa communication, sur Palmyre, car derrière il y a la figure de la reine Zénobie et tout un imaginaire. » La reconquête de Palmyre en 2016 a en effet été largement médiatisée par le régime pour servir un récit de propagande. Selon Charles Personnaz : « Le régime utilise le patrimoine pour écrire un récit officiel qui ferait de la Syrie multiculturelle une sorte de phare de la civilisation au Moyen-Orient. »

Où se situe la France dans ce débat ? La position officielle du ministère des Affaires étrangères (MAE) depuis mars 2012 est claire : rupture des relations diplomatiques, et aucune collaboration avec les autorités syriennes. Quant à la reconstruction, la porte-parole du MAE rappelait en 2017 les conditions posées par la France : « La France ne participera à la reconstruction de la Syrie et donc au financement de cette reconstruction que lorsqu’il y aura une transition politique effective. » Cela signifie le départ de Bachar Al-Assad, qui pour l’instant reste au pouvoir malgré les sanctions européennes. Car derrière les débats sur la reconstruction se profilent des enjeux fondamentaux : le régime syrien pourrait se voir traduit en justice pour crimes de guerre (torture, massacres de civils, armes chimiques). L’ONG Human Rights Watch note que « la Syrie a fait voter des lois pour faciliter sa reconstruction, alors même qu’elle continuait à violer les droits humains ». Les groupes rebelles et djihadistes ont également violé ces droits lors des combats, mais la reconquête du territoire fait du régime l’interlocuteur unique avec lequel négocier la future reconstruction.

Travaux à distance sur les collections

Du coté des institutions culturelles françaises, la position officielle est appliquée strictement, que ce soit à l’INP (« aucune relation directe avec le régime ») ou au Musée du Louvre, qui avait signé de nombreux accords de coopération avec la Syrie entre 2008 et 2010 : son président Jean-Luc Martinez n’a pas souhaité répondre directement au JdA, mais fait savoir que « le Musée du Louvre n’a pas de coopération avec la Syrie actuellement. Il se conforme à la position officielle de la diplomatie française ». Les centres de recherches dépendant du MAE ont fermé leurs bureaux en Syrie, à l’image de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) replié sur Beyrouth. Les seules activités autorisées sont celles à distance sur des collections syriennes, hors de Syrie. L’INP et l’IFPO travaillent ainsi sur la numérisation et l’inventaire d’archives concernant les sites romains du désert syrien (Fonds photographique Poidebard) ou le site de Palmyre. À Paris, la Médiathèque de l’architecture de Chaillot prépare un projet sur les sculptures du Crac des Chevaliers en vue de leur reconstitution en 3D. De même l’IFPO et l’université Paris 1 se sont associés avec le fonds de dotation Arpamed pour réaliser un modèle en 3D du monastère de Saint-Syméon-le-Stylite (région d’Alep), à partir de données « collectées entre 2003 et 2011, soit avant le conflit en cours », précise Arpamed.

De nombreux pays interviennent sur le patrimoine syrien

Si la position française semble ferme, elle est sérieusement bousculée notamment en raison de l’absence de ligne politique au niveau européen. Car malgré les sanctions contre les officiels du régime, plusieurs pays européens gardent des contacts avec la Syrie. Annie Sartre-Fauriat (épigraphiste et professeur émérite de l’université d’Artois) le confirme : « La Hongrie, la Pologne et l’Italie mènent des projets avec la Syrie depuis 2012. » Et selon le Centre du patrimoine mondial, les financements européens pour la préservation du patrimoine syrien s’élevaient à 2,46 millions d’euros de 2014 à 2018, un budget auquel ont contribué l’Autriche, l’Italie et la région belge de la Flandre. Il n’y a pas plus de cohérence en dehors de l’Europe : la Tchétchénie (et donc indirectement la Russie) a ainsi financé la restauration de la grande mosquée des Omeyyades à Alep, pour un montant de 1,4 million d’euros en 2019.

La position française se trouve d’autant plus mise à mal que la France finance, elle aussi, des projets en Syrie, via des structures non gouvernementales ou privées. La fondation de droit suisse Aliph dont la France est cofondatrice intervient ainsi en Syrie, dans la zone sous contrôle de la coalition arabo-kurde alliée des pays occidentaux. Son directeur exécutif, Valéry Freland, précise les activités de la fondation : « Aliph finance des projets de documentation du patrimoine syrien menés à l’étranger (Danemark, Suisse, France, Liban) ou des initiatives mises en œuvre dans le nord-est syrien. » Aliph cofinance la réhabilitation du Musée archéologique de Raqqa, pillé par l’EI lorsque celui-ci avait fait de Raqqa sa capitale (2014-2017), un projet mené en coopération avec une ONG kurde et des ONG européennes. La fondation n’intervient donc pas dans les zones tenues par le régime syrien comme Palmyre, mais soutient des projets de numérisation et de modélisation 3D concernant ces sites. Ces deux technologies constituent d’ailleurs un domaine en pleine expansion où s’illustre la start-up française Iconem. Créée en 2013 par deux architectes, Iconem travaille depuis plusieurs années dans des zones tenues par le régime syrien (Alep, Damas, Lattaquié, Palmyre) en collaboration avec des centres de recherche français. Si le fondateur Yves Ubelmann ne cache pas ses voyages en Syrie, il est plus discret sur les conditions des relevés topographiques à Palmyre : Annie Sartre-Fauriat relève que « faire voler des drones sur un site sous contrôle du régime ne peut se faire qu’avec l’autorisation de la DGAM et de l’armée ». Iconem n’a pas répondu au JdA pour éclaircir ce point.

« Pour moi, la position de la France est suicidaire »

Il existe aussi une multitude d’initiatives individuelles de la part d’élus et d’universitaires français. L’eurodéputé Thierry Mariani (RN) a ainsi effectué plusieurs séjours en Syrie depuis 2012, et il prône une participation française à la reconstruction du pays : « Pour moi, la position de la France est suicidaire ! Les conservateurs de musées à Damas sont francophones, ils ont fait leurs études en France, et ils m’ont dit ne pas comprendre pourquoi la France a arrêté d’un coup toute coopération en 2012. » Thierry Mariani soulève un point important, celui des liens historiques que la DGAM entretient avec la France depuis la période du mandat français sur la Syrie (1920-1946). Comme le résume Michel Duclos, « il y a eu des générations de diplomates qui ont été de grands soutiens de l’archéologie en Syrie depuis des décennies, et les missions de fouilles françaises étaient conjointes avec la DGAM. De nombreux archéologues français ne comprennent donc pas la rigidité de la position officielle. » Annie Sartre-Fauriat confirme qu’il y a de vifs débats dans les milieux universitaires : « Il existe plusieurs courants parmi les chercheurs, il est question de déontologie, mais certains ont fait allégeance au régime et le conseillent sur le patrimoine. » On peut citer le cas de Jacques Seigne, directeur de recherche émérite (CNRS) qui participe aux réunions organisées par la Syrie à l’Unesco sur la reconstruction de Palmyre, réunions boycottées par la délégation française.

Il existe donc toute une gamme d’entorses à la position officielle française. Jusqu’où le MAE tolère-t-il les voyages d’élus ou de chercheurs en Syrie ? Il semble les tolérer, puisque aucun élu ou universitaire n’a fait l’objet de sanctions. Le MAE n’ignore pas non plus les activités d’Iconem, car la start-up a bénéficié d’une présentation élogieuse sur le site Internet du gouvernement français. Et ses images 3D tournées à Palmyre ont été exposées en 2018 à l’Institut du monde arabe à Paris, institution dont la tutelle est précisément le MAE. Entre l’urgence de la reconstruction patrimoniale et le bénéfice qu’en retire Bachar, la marge est étroite.

Le patrimoine chrétien, les droites françaises et la propagande du régime syrien


Instrumentalisation. Depuis les exactions subies par les chrétiens d’Orient aux mains des groupes djihadistes, la France a vu émerger plusieurs associations pour défendre leur patrimoine. La plus active est SOS Chrétiens d’Orient, qui organise régulièrement des voyages en Syrie dans des zones où les chrétiens sont majoritaires (village de Maaloula). Outre l’aide humanitaire, l’association récolte des dons pour restaurer des églises syriaques et des villages chrétiens, mais uniquement dans les zones sous contrôle du régime. Comme l’a révélé une récente enquête du site Mediapart, SOS Chrétiens d’Orient aurait surtout financé des milices chrétiennes alliées au régime de Damas, milices accusées de crimes de guerre. Ce sont avant tout les droites dites dures et la droite catholique qui affichent leur soutien aux chrétiens d’Orient et à leur patrimoine, faisant le jeu du régime syrien. Comme le relève la chercheuse Marie Peltier, « cela reprend le narratif du régime qui se présente comme protecteur des chrétiens » face aux groupes djihadistes, alors que le régime n’a pas hésité à écraser l’opposition dans la plus grande ville chrétienne du pays, Alep. L’armée syrienne a par ailleurs bombardé sans discernement des églises pendant la guerre, tout en organisant des visites de sites chrétiens pour des touristes occidentaux, grâce à des réseaux implantés dans les communautés chrétiennes. Le collectif citoyen Syrie Factuel avait ainsi signalé l’instrumentalisation du patrimoine chrétien lors de la médiatisation d’un voyage organisé par le magazine Valeurs actuelles, fin 2019, dans ces mêmes zones.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°556 du 27 novembre 2020, avec le titre suivant : Reconstruction du patrimoine syrien, l’inconfortable position officielle française

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