Archéologie

Des sites romains découverts sur des images déclassifiées

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 27 décembre 2023 - 869 mots

L’examen de près de 400 sites en Syrie et en Irak qui apparaissent sur des images satellites datant de la guerre froide remet en question une théorie sur les fortifications antiques romaines.

Les nouveaux forts identifiés par Jesse Casana, David D. Goodman et Carolin Ferwerda. © Cambridge University Press.
Les nouveaux forts identifiés par Jesse Casana, David D. Goodman et Carolin Ferwerda.
© Cambridge University Press.

Hanover (New Hampshire, États-Unis). Si, pour le grand public, les archéologues parcourent le monde à la manière d’Indiana Jones, ceux du XXIe siècle sont aussi à l’aise derrière un clavier que sur des chantiers poussiéreux. Un article publié en novembre 2023 dans la revue Antiquity de l’université de Durham (Grande-Bretagne) illustre l’intérêt des données militaires dans le cadre d’une recherche en archéologie. Depuis que le gouvernement américain rend publiques des séries d’images satellites prises dans les années 1960 et 1970 à travers le monde, trois chercheurs du Dartmouth College (Hanover) les utilisent pour repérer des sites au Proche-Orient qui confirmeraient, ou non, une hypothèse archéologique des années 1930.

À cette époque, précisément en 1934, paraissait La Trace de Rome dans le désert de Syrie, par Antoine Poidebard et René Mouterde, un ouvrage devenu un classique de l’archéologie. Comme le rappellent Jesse Casana, David D. Goodman et Carolin Ferwerda en introduction de leur article, Poidebard, auteur principal de l’ouvrage, était convaincu que les Romains avaient édifié aux IIe et IIIe siècles un mur de protection contre les Perses à la frontière orientale de leur empire : c’est ce qu’il nommait le « limes syrien » (en latin limes désigne une frontière établie par l’humain). Pour démontrer son hypothèse, Poidebard avait survolé en avion le désert syrien et pris des milliers de photographies aériennes, une technique expérimentée lors de la Première Guerre mondiale. Antoine Poidebard était d’ailleurs un ancien pilote devenu prêtre après la guerre, et s’il a pu voler librement en Syrie, c’est parce qu’il appartenait au 39e régiment d’aviation des Forces françaises au Levant (la Syrie était alors placée sous mandat français). Ses images ont révélé 116 sites romains proches de la strata diocletiana, une route fortifiée, principal axe de communication de la Syrie romaine, construite au IIIe siècle par l’empereur Dioclétien (284-305).

A et B : images obtenues par le satellite CORONA en 1967 et 1968. C : image du satellite HEXAGON datant de 1974. D : image satellite moderne. © US Geological Survey.
A et B : images obtenues par le satellite CORONA en 1967 et 1968. C : image du satellite HEXAGON datant de 1974. D : image satellite moderne.
© US Geological Survey
Images satellites

Il s’agit pour les chercheurs de comparer les images satellites avec celles de Poidebard pour vérifier si le réseau de forts était un mur défensif. Plusieurs autres hypothèses ont en effet été formulées depuis 1934, c’est pourquoi les trois chercheurs ont examiné la même zone (300 000 km2). Ainsi que l’explique l’article, les images modernes viennent de deux « satellites espions américains », Corona et Hexagon : elles datent de 1960 à 1986, une période où peu de sites syriens étaient fouillés en dehors des zones urbaines. Ces images en haute définition compensent l’impossibilité pour les Américains d’aller en Syrie depuis 2013, alors que Poidebard avait pu fouiller lui-même certains sites. L’article détaille la méthode, dénommée « orthorectification », qui consiste à corriger dans un premier temps les déformations optiques des images, puis à repérer tous les sites romains déjà connus, par portion de 25 km2 (5 km sur 5). Ce découpage reprend la technique du carroyage utilisée sur les chantiers de fouille. Ensuite les chercheurs ont sélectionné 10 000 sites « potentiellement nouveaux »à partir de critères morphologiques : Poidebard avait en effet créé une typologie des sites romains, où les carrés de 50 à 100 m de côté étaient des fortins, et ceux de 100 à 200 m de côté, des forteresses. L’érosion, les structures bâties ou les promontoires (tell en arabe) sont autant de critères pour repérer ces sites ou les éliminer de la liste. Les chercheurs ont trié les images selon la période où elles ont été prises car les sites sont plus faciles à repérer « à la fin de l’automne et au début de l’hiver » en raison de l’absence de cultures agricoles.

En haut, carte des forts répertoriés par Poidebard. En bas, les nouveaux forts identifiés par Jesse Casana, David D. Goodman et Carolin Ferwerda. © Cambridge University Press.
En haut, carte des forts répertoriés par Poidebard. En bas, les nouveaux forts identifiés par Jesse Casana, David D. Goodman et Carolin Ferwerda.
© Cambridge University Press
Pas de mur défensif

Ce sont finalement 396 nouveaux forts romains qui ont été découverts et confirmés, avec une répartition bien plus étendue que ceux de Poidebard puisqu’ils sont présents jusqu’au nord-ouest de l’Irak et en Jordanie. Une étude des sites du nord de l’Irak (région de la Djezireh) a d’ailleurs prouvé que les fortins s’alignaient sur un axe ouest-est entre l’arrière-pays d’Alep et la région de Mossoul, et non sur un axe du sud-ouest au nord-est comme l’écrivait Poidebard. Pour les chercheurs, ce dernier souffrait du « biais de découverte » car il inspectait uniquement les zones où il soupçonnait des sites romains, et chaque découverte confirmait l’existence d’un limes. Cependant les chercheurs ont aussi trouvé des nouveaux sites sur le tracé de la strata diocletiana, tout en s’interrogeant sur « un biais de préservation » qui fausserait leurs travaux. Les forts sont en effet généralement isolés, situés dans « des environnements marginaux », et ils subissent l’érosion et les effets de l’activité humaine : plusieurs sites repérés par Poidebard avaient ainsi déjà disparu au moment où les satellites ont photographié le désert.

En conclusion, les chercheurs contestent la datation aux IIe et IIIe siècles de la majorité des sites, car en Irak plusieurs sites repérés par Poidebard datent en réalité des XIIe et XIIIe siècles. Et en Syrie les forteresses romaines ont souvent été occupées jusqu’aux Omeyyades (661-750) par des reconstructions. Enfin la répartition des forts en Syrie et en Irak infirme l’hypothèse d’un mur défensif, et fait pencher les chercheurs vers une zone tampon où caravanes et troupes pouvaient s’abriter, loin des raids des tribus nomades.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°623 du 15 décembre 2023, avec le titre suivant : Des sites romains découverts sur des images déclassifiées du Proche-Orient

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