Histoire de l'art - Livre

L’art contemporain n’est pas né à New York

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 7 mars 2021 - 779 mots

MONDE

L’historienne Béatrice Joyeux-Prunel avance une thèse originale dans son nouvel ouvrage : la naissance de l’art contemporain ne se serait pas jouée sur l’axe Paris-New York, mais dans un contexte bien plus international.

Béatrice Joyeux-Prunel. © DR
Béatrice Joyeux-Prunel.
© D.R.

Essai. L’histoire est supposée connue : en 1964, l’attribution à l’Américain Robert Rauschenberg du grand prix international de peinture de la Biennale de Venise aurait signé la fin de la domination artistique de Paris, New York lui volant ainsi la vedette. Mais ce récit unanimement ressassé est-il avéré ? Peut-on, tout d’abord, réellement parler d’une prééminence de la scène française avant-guerre ? Et dans quel contexte eut lieu la montée en puissance de l’art américain ? En choisissant de raconter la naissance de l’art contemporain, Béatrice Joyeux-Prunel le précise dès le titre : c’est à une échelle mondiale qu’elle entend mener son étude. Celle-ci suppose non seulement d’élargir le cadre au-delà de l’axe artificiel Paris-New York mais, sous ce prisme international inédit, de voir avec étonnement le paysage se recomposer. Faisant suite à deux précédents volumes d’une histoire transnationale des avant-gardes (portant sur les périodes 1848-1918 et 1918-1945), son entreprise est ambitieuse. Menée tout au long de cet ouvrage sur un ton alerte, remarquablement documentée, elle se révèle passionnante.

Un mythe à déconstruire

Après avoir rappelé que l’idée d’une suprématie parisienne avant 1945 est parfaitement contestable – ce qu’elle avait déjà détaillé dans son deuxième tome –, l’historienne s’attache cette fois-ci à démonter le « grand mythe de New York, centre mondial ». Car la capitale des États-Unis ne fut pas, selon elle, le foyer unique d’une innovation artistique qui conduisit à son hégémonie au tournant de la décennie 1950-1960. Cette fable serait consolidée par l’exil des avant-gardes abstraites, et surréalistes, dès 1940, « dont la fin positive aurait été Greenwich village » sur fond de « déliquescence européenne ». Elle reposerait aussi en partie sur un manichéisme opposant la défaite politique de l’Europe à la victoire de l’Amérique du Nord, transposant de façon inexacte la domination économique et militaire des États-Unis dans le secteur culturel.

Béatrice Joyeux-Prunel, Naissance de l’art contemporain. Une histoire mondiale – 1945-1970, CNRS Éditions, 2021
Béatrice Joyeux-Prunel, Naissance de l’art contemporain. Une histoire mondiale – 1945-1970.
© CNRS Éditions, 2021

À cette aune-là, l’art américain, par opposition à l’art européen prétendument déclinant, aurait paru plus authentique, son activité plus bouillonnante. Béatrice Joyeux-Prunel analyse ainsi la légende d’un Jackson Pollock posant dès 1947 en héros national de l’action painting dans les pages du magazine Life. Elle démontre également que ce sentiment de supériorité américain fut avant tout le produit d’un discours autocentré, voire d’un malentendu, puis d’une relecture biaisée a posteriori. Car c’est dans un relatif isolement que se serait construite la scène d’outre-Atlantique. Ignorants, faute d’une bonne circulation de l’information, de l’effervescence collective européenne, les représentants américains de l’expressionisme abstrait furent très tôt soutenus par leurs musées nationaux, en particulier le MoMA, de même que par les critiques, Clement Greenberg en tête, et enfin par leur marché intérieur…

Pour autant, affirme l’auteur, le rayonnement de l’art américain hors de son territoire reste à prouver. Et un Mark Tobey – dont on redécouvre aujourd’hui la peinture – fut finalement plus connu dans les années 1950 en Europe, où il voyageait régulièrement, que son compatriote Jackson Pollock, devenu la figure emblématique du rayonnement artistique des États-Unis.

Un ancrage européen malgré tout

Ce rayonnement n’aurait-il pas été possible sans que préalablement, à la fin des années 1950, s’opère d’après Béatrice Joyeux-Prunel une « transgression des frontières ». Il en résulte un « décentrement » signalant l’émergence d’une nouvelle génération, qu’elle choisit dans cet ouvrage d’appeler « génération Zéro ». Une nébuleuse, gravitant entre Düsseldorf, Milan, Anvers, Paris et les Pays-Bas, née « en réaction à la puissance marchande de l’abstraction lyrique », à son académisation aussi, et qui en France, devance le mouvement du Nouveau Réalisme lancé par le critique Pierre Restany et Yves Klein en 1960. C’est en Europe que se passe alors ce qu’il y a de plus neuf en art autour d’Otto Piene et Heinz Mack en Allemagne, de Klein, Jean Tinguely, Daniel Spoerri en France, du Belge Pol Bury, des Italiens Piero Manzoni, Lucio Fontana, Enrico Castellani, etc. Tous animés par le désir exprimé par Yves Klein de « dépasser la problématique de l’art » afin de le sauver des intermédiaires. Cette mythologie trouve vite un écho sur un marché désormais polycentré. Au point que « les artistes de la nouvelle avant-garde new-yorkaise tels que Cy Twombly, Claes Oldenburg, Robert Rauschenberg et son compagnon Jasper Johns se tournèrent vers l’Europe, plus accueillante à l’expérimentation artistique ». Ainsi, à contre-courant du récit canonique, cet ouvrage postule-t-il que la percée internationale américaine aurait « des racines européennes ». Allant jusqu’à affirmer que ce que « Rauschenberg représentait pour les Européens dans les années 1960, donc pour le jury qui le couronna à Venise en 1964, c’était moins l’art états-unien d’avant-garde qu’une génération très active en Europe depuis le milieu des années 1950. »

Béatrice Joyeux-Prunel, Naissance de l’art contemporain. Une histoire mondiale – 1945-1970,
CNRS Éditions, 2021, 608 pages, 28 euros.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°562 du 5 mars 2021, avec le titre suivant : L’art contemporain n’est pas né à New York

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque