Art moderne

La dernière École de Paris : un purgatoire injustifié

L’art abstrait dans les années quarante et cinquante

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 27 mars 1998 - 1542 mots

PARIS

Peu de périodes de l’histoire ont connu un désintérêt aussi rapide et catégorique que l’art des années quarante et cinquante en France. Les peintres de l’École de Paris – terme quelque peu galvaudé mais qui a le mérite de regrouper plusieurs tendances – ont pourtant participé, dans le contexte de l’Occupation et de l’immédiat après-guerre, aux derniers feux d’un Paris capitale des arts, avant que d’autres centres, plus actifs et plus radicalement novateurs, n’ébranlent la suprématie la Ville lumière. Même si des sculpteurs comme Germaine Richier, Alberto Giacometti ou même Constantin Brancusi ont développé à cette époque des démarches tout à fait originales, les grands enjeux se situent tout de même au niveau de la peinture, et plus particulièrement de l’Abstraction.

Dans le Paris occupé, la première exposition organisée autour d’une jeune génération “résistante” s’est tenue dans une entreprise de photographie et de reproduction en couleurs : la galerie Braun. En effet , le 10 mai 1941 – date anniversaire de l’offensive allemande, ce qui n’est certainement pas une coïncidence –, celle-ci exposait “Vingt jeunes peintres de tradition française”. Proposer ce titre pour une manifestation se déroulant rue Louis-le-Grand, au coin de l’avenue de l’Opéra et à deux pas de la Kommandantur, était à la fois le signe d’un courage certain et d’un esprit frondeur. Dans le contexte d’un réalisme exacerbé par les nazis et de la condamnation sans appel de l’art dit “dégénéré”, l’exposition réunissait notamment des œuvres de Bazaine, Estève, Lapicque, Le Moal, Singier, Manessier et Pignon. Ce redémarrage de l’avant-garde n’est certes pas étranger à la présence allemande en France, qui poussait les artistes dans la résistance – au moins plastique. La “tradition française” s’exprimait avant tout par une relecture des mouvements d’avant-guerre et l’assimilation des apports du Cubisme, du Fauvisme et de l’Expressionnisme, à travers des paysages, des natures mortes et des sujets marqués par un net courant religieux. Ces artistes allaient pourtant rapidement se tourner vers l’Abstraction qui, dans un sens, représentait la liberté et la résistance. À la même époque, d’autres peintres – Nicolas de Staël, André Lanskoy… – étaient également exposés à la galerie Jeanne Bucher, dans le quartier de Montparnasse.

La galerie René Drouin, place Vendôme, montrait dès 1945 la série des Otages de Fautrier, marquée, comme l’a écrit Francis Ponge, par la faculté du peintre à “transformer l’horreur humaine en beauté”. Dans cette France de l’immédiat après-guerre, les jeunes artistes ont donc fait triompher l’Abstraction, même si, paradoxalement, des peintres comme Lapicque sont revenus à la figuration.

Les variantes d’un même courant
En réalité, face à un Parti communiste qui prônait ouvertement le Réalisme socialiste, l’Abstraction apparaissait à beaucoup de peintres comme la seule voie possible. Même si quelques artistes, surtout étrangers, s’étaient déjà engagés dans cette voie avant le second conflit mondial, les créateurs de “tradition française” se sont retrouvés face à un champ resté jusque-là relativement vierge. Sans pour autant inventer un “isme” de plus, la nouveauté se situait clairement dans la direction de l’“Art informel” et de l’”Abstraction lyrique”, essentiellement marqués par une peinture gestuelle et spontanée, et une abstraction non géométrique. Certains artistes reprenaient également la palette de couleurs éclatantes des Fauves. Aussi, les recherches dans le Paris des années 1945-1949 ont-elles été foisonnantes, guidées notamment par les aînés Hartung et Kandinsky, comme n’a pas manqué de le souligner Charles Estienne, le promoteur du mouvement “tachiste”. Dans un texte publié en 1981 dans le catalogue de l’exposition “Paris-Paris” au Centre Georges Pompidou, Sylvain Lecombre déclare qu’”il n’est pas moins vrai qu’”abstraction lyrique”, “art informel” ou “tachisme” sont en réalité des variantes d’un même vaste courant. S’il fallait peut-être faire une distinction, elle devrait s’effectuer entre une peinture où l’expansion de la matière l’emporte et une peinture fondée sur la production d’un signe”.

En 1946, la galerie Drouin exposait encore quelques-unes des démarches les plus prometteuses de ces années dans “Mirobolus, Macadam et Cie”, où figuraient Dubuffet, Fautrier, Wols, Henri Michaux, Hans Hartung, Pierre Soulages, Schneider, Georges Mathieu... Le Groupe Cobra – pour Copenhague, Bruxelles, Amsterdam – qui réunissait des artistes tels que Karel Appel, Jorn, Corneille, Constant, Dotremont ou Noiret, allait également avoir une influence déterminante sur quelques peintres, au premier rang desquels figure Atlan. Ces artistes ont très vite été regroupés sous le vocable d’”École de Paris”. Dans le numéro de la revue Cimaise de décembre 1955, Michel Ragon souligne que “l’École de Paris est un fait… Le peintre étranger, comme le peintre provincial, qui fait ses humanités ou qui découvre l’art vivant sur les bords de la Seine, devient un peintre de l’École de Paris. […] La deuxième génération abstraite s’est développée à Paris, et ce n’est pas une imposture que de voir en elle une nouvelle phase de l’École de Paris. Les différents accrochages qui se sont faits sous ce titre (galerie de Babylone, galerie Craven, et tout dernièrement galerie Charpentier) avec à peu près les mêmes artistes non figuratifs, sont significatifs de cette évolution : l’École de Paris, c’est aujourd’hui Manessier, Pignon, Bazaine, Hartung, Soulages, Schneider, Atlan, Poliakoff, Deyrolle, Viera da Silva, Estève, etc.”

Une hégémonie contestée
Dans le même temps, New York attirait un grand nombre d’artistes qui fuyaient la guerre ou les régimes totalitaires du Vieux Continent. En 1941, la liste des créateurs expatriés est particulièrement impressionnante : Kurt Seligmann, Max Ernst, Amédée Ozenfant, André Breton, Fernand Léger, Marcel Duchamp, Piet Mondrian, mais aussi Tanguy, Matta, Masson… Leur présence a eu une influence déterminante sur la jeune génération d’artistes américains, et parmi eux Jackson Pollock dont la percée date de 1947. De nombreux expatriés, notamment ceux qui avaient participé dans l’Allemagne de la République de Weimar à l’aventure du Bauhaus, ont d’ailleurs enseigné aux États-Unis. Des marchands comme Leo Castelli ou Pierre Matisse ont quitté Paris pour s’installer à New York.

Pourtant, un certain nombre de peintres attirés par la capitale française sont venus s’y installer à cette époque, à l’exemple de Noland, Olitsky ou Rauschenberg, mais également Riopelle, Joan Mitchell, Shirley Jaffe, et Sam Francis que Michel Tapié a même intégré au groupe des Informels. La peinture américaine a dès lors occupé une place de plus en plus importante sur la scène internationale, ce que le milieu de l’art parisien, habitué à son hégémonie mondiale, a très difficilement accepté. Les artistes français étaient pourtant particulièrement curieux de l’évolution de la création outre-Atlantique. En 1948, Georges Mathieu avait souhaité organiser à Paris une exposition réunissant De Kooning, Gorky, Pollock, Reinhardt, Rothko et Russel, mais ce projet devait avorter en raison des exigences des galeries américaines. Le projet s’est finalement concrétisé, en 1951, avec l’exposition “Véhémences confrontées” à la galerie Nina Dausset. Organisée par Mathieu et Tapié, elle réunissait à la fois des créateurs “parisiens” (Bryen, Hartung, Mathieu, Riopelle, Wols) et américains (De Kooning, Pollock, Russel).

Purgatoire injustifié
Porté par la critique américaine militante de Harold Rosenberg et Clement Greenberg, New York s’affirmait de plus en plus comme la nouvelle place du marché de l’art. Le Paris de l’après-guerre avait perdu de son aura. Pierre Loeb, directeur de la galerie Pierre, déclarait d’ailleurs dans un entretien avec Madeleine Chapsal (L’Express, 9 avril 1964) : “Seulement, il faut bien le dire, (avant la guerre) quatre grands marchands sur cinq étaient juifs, quatre amateurs sur cinq étaient juifs. Après la guerre, tout était changé. La plupart des marchands ou des amateurs avaient disparu ou bien s’étaient expatriés, comme Paul Rosenberg, en Amérique, et je me suis retrouvé comme un invalide, écœuré, je n’arrivais pas à reprendre le fil… Je suis marqué par la guerre et je ne veux pas l’oublier”.

Après quinze ans de développement, la peinture abstraite avait besoin d’un second souffle. À partir du milieu des années cinquante, les démarches artistiques d’avant-garde vont profondément changer d’orientation. Aux recherches informelles et à l’abstraction gestuelle va succéder une prise en compte de plus en plus importante de l’objet. La présence de Marcel Duchamp à New York a ailleurs influencé des  peintres comme  Rauschenberg et Jasper Johns, les deux poulains de Leo Castelli. Dans d’autres domaines de la création, John Cage et Merce Cunningham n’ont pas non plus été indifférents à la pensée du Français. Une même tendance prend forme en France avec les œuvres de Tinguely, Klein et  Hains exposées à la Première Biennale de Paris, en 1959. Le paradoxe vient certainement du discours d’inauguration prononcé par André Malraux, qui annonçait l’avènement définitif de l’art informel alors qu’un certain nombre de créateurs promettaient déjà sa fin.

Cet intérêt renouvelé pour l’objet correspondait également à un retour en grâce du mouvement Dada et des recherches d’un Schwitters, et allait longtemps affecter la perception de la peinture abstraite d’après-guerre, si ce n’est de la peinture tout court – son retour est d’ailleurs régulièrement annoncé.
De nombreux peintres apparus dans les années quarante et cinquante ont poursuivi une carrière d’abstraits dans les décennies suivantes – certains sont toujours vivants, tels Maurice Estève ou Pierre Soulages –, et leurs œuvres sont à des titres divers déjà entrées dans l’Histoire. Ils n’ont cependant pas eu la descendance qu’ils escomptaient. Le relatif désintérêt des créateurs actuels pour ces mouvements picturaux n’est certainement pas étranger à l’écart dans lequel ils semblent aujourd’hui soigneusement tenus. Pourtant, nombre d’entre eux, animateurs de la dernière École de Paris, mériteraient de sortir aujourd’hui de ce purgatoire injustifié.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°57 du 27 mars 1998, avec le titre suivant : La dernière École de Paris : un purgatoire injustifié

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