Histoire de l'art - Livre

Béatrice Joyeux-Prunel : « Je voulais remettre en question la centralité géographique de New York »

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 8 avril 2021 - 803 mots

Dans son troisième volet d’une histoire des avant-gardes de 1948 jusqu’en 1970, l’historienne Béatrice Joyeux-Prunel égratigne quelques mythes et sape les évidences sans fondement.

Ce livre, qui traite de la période postérieure à 1945, est-il le prolongement logique des deux tomes précédents ?

J’avais très envie d’aborder cette période pour éprouver la notion d’avant-garde, mais aussi afin de remettre en question la prétendue centralité géographique de New York, comme je l’avais fait avec celle de Paris et du surréalisme dans l’entre-deux-guerres. Le mythe de l’hégémonie artistique états-unienne abonde dans la littérature spécialisée consacrée à l’art d’après-guerre, qui conclut immanquablement par l’attribution en 1964 du grand prix de peinture de la Biennale de Venise au peintre états-unien Robert Rauschenberg.

L’une des thèses de cet ouvrage est en effet que New York, contrairement à ce qui se dit, n’a pas dominé la scène internationale artistique dès les années 1950. Comment en vient-on à questionner ce type de cliché ?

J’appartiens à une génération d’historiens très concernée par les questions de la décolonisation, de la mondialisation, qui a pris conscience de l’importance du rôle de l’Amérique latine, de l’Asie ou du Moyen-Orient, tout cela invitant à interroger la question même de centralité.

Pouvez-vous nous éclairer sur votre méthodologie ?

J’emprunte à l’historien Sanjay Subrahmanyam le concept d’« histoire connectée » consistant à « faire de la plomberie » en reliant des informations provenant de domaines, de périodes et d’espaces géographiques différents. Mais il y a également derrière ces trois tomes une petite cuisine que je ne montre pas, celle de l’approche quantitative et numérique. Je travaille en effet beaucoup à partir de statistiques, de données issues de catalogues d’expositions, de revues, de répertoires d’artistes, de listes d’expositions… Cette démarche est très bien illustrée par le projet de recherche « Artlas » que je dirige, qui met en ligne le contenu de catalogues d’expositions du monde entier. Cet accès à des sources dites périphériques élargit le champ d’observation ; il offre également de visualiser d’un seul coup d’œil, grâce aux infographies, des données géographiques et chronologiques très riches. Non seulement on découvre les noms de milliers d’artistes, mais on peut aussi suivre leur trajectoire spatio-temporelle et celle de leurs œuvres.

Cette matière brute a cependant ses limites...

En effet, l’approche quantitative est très utile pour obtenir un panorama, faire émerger des questions, des hypothèses. Afin de les approfondir, je procède selon deux autres méthodes, dans la tradition de l’École historique des Annales : après l’approche mondiale et statistique, une analyse médiane, celle des générations, des circulations, des groupes sociaux, des lieux de rencontre, puis une approche plus détaillée où je regarde les œuvres, les biographies des artistes, leurs correspondances. J’ai voulu que ces trois volumes racontent une histoire sans mettre en avant les graphiques et les statistiques, assez arides. L’écriture doit se nourrir d’anecdotes qui viennent valider la théorie.

Vous démontez au passage le mythede l’avant-garde indépendantedu marché.

Cela tombe sous le sens. Les artistes ont besoin, sauf à être rentiers, de gagner de l’argent, même si certains connaissent de grandes difficultés. Dans les années 1960, les trajectoires internationales fulgurantes de quelques-uns ont ainsi suscité chez d’autres des rêves qui se sont brutalement brisés.

Un véritable « miroir aux alouettes » qui, selon vous, explique à partir de 1962 la violence inédite des happenings d’une génération confrontée à une impossibilité de percer.

Il me semble en effet que c’est l’une des raisons, structurelles, de cette éructation collective spontanée apparue à différents endroits de la planète, des activistes viennois aux « néodadas » japonais en passant par Fluxus et les « anti-procès » franco-italiens. Il y a d’autres explications, d’ordre psychologique ou géopolitiques. Tous ces ressorts sont intéressants à observer. Quelques-uns sont tout simplement anthropologiques : soumis à une certaine pression, on peut, au choix, subir ou réagir. Ainsi, certains des artistes en butte à la domination de l’abstraction lyrique dans les années 1950 vont-ils se révolter, d’autres s’adapter. Ces réactions « automatiques » se traduisent dans l’histoire par des alternances de cycle, schématiques, mais réelles. L’autre phénomène que l’on voit à l’œuvre est celui, très actif, du « désir mimétique », selon la formule de René Girard. Une chose est rendue désirable par le désir d’un autre : on finit par accepter un art après avoir entendu qu’il est déjà apprécié à l’étranger.

Ce principe éclaire d’après vous la tendance au décentrement géographique des avant-gardes à la fin des années 1950. De cette « transgression des frontières » résulte l’émergence d’une nouvelle génération, que vous appelez « génération Zéro », gravitant entre Düsseldorf, Milan, Anvers, Paris, les Pays-Bas…

Exactement. C’est fascinant de voir que ces mécanismes du désir font tourner la roue de l’art, suscitent l’innovation. Le fait de regarder ce qui se fait ailleurs, de comparer un pays à un autre, ouvre à de nouvelles possibilités. Des pratiques, inacceptables à un moment et à un endroit donnés, le deviennent à d’autres. Cela permet des révolutions symboliques.

Béatrice Joyeux-Prunel,
CNRS Éditions, 608 p., 28 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°743 du 1 avril 2021, avec le titre suivant : Béatrice Joyeux-Prunel : « Je voulais remettre en question la centralité géographique de New York »

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