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Marion True : « Le but était de terroriser les musées »

Par Marion True · Le Journal des Arts

Le 18 janvier 2011 - 2248 mots

Marion True, ancienne conservatrice au Getty Museum, à Los Angeles, se défend d’avoir participé à un trafic illégal d’objets antiques pour lequel la justice italienne la poursuivait.

Le procès de Marion True, l’ex-conservatrice du département d’Antiquité du Getty Museum à Los Angeles, accusée d’association de malfaiteurs, de recel et de trafic d’objets antiques déterrés illégalement en Italie, avait débuté le 16 novembre 2005. L’accusation a eu jusqu’au mois de mars 2009 pour avancer ses arguments. S’en est suivi l’interrogatoire des témoins de l’accusation par la défense. Or Marion True n’a jamais eu l’occasion de donner sa version des événements : en octobre 2010, la procédure s’est éteinte pour prescription des faits (lire le JdA no 333, 22 octobre 2010, p. 3). Elle s’exprime en exclusivité au sujet du procès et de ses conséquences.

Un titre en première page de The Art Newspaper de juin 2010 annonçait que le procès me mettant en cause à Rome s’était « effondré » au bout de cinq ans, pour cause de prescription de l’ensemble des faits pour lesquels j’étais accusée par l’État italien. La Cour a officiellement clos l’affaire le 13 octobre, à l’issue d’une audience de douze minutes. Ainsi mon long procès de cinq ans s’est-il achevé sans jugement : ni condamnation ni acquittement. Une réalité difficile à accepter compte tenu des allégations fausses et diffamatoires dont j’ai été victime. Pendant tout ce temps, mes avocats m’avaient conseillé de garder le silence, afin de ne pas fragiliser ma défense. Ce que l’article ne dit pas, c’est que le procureur, parfaitement conscient des conditions de prescription, a pris les cinq dernières années pour présenter ses arguments et bénéficier d’ajournements interminables. La Cour s’est réunie 43 fois en soixante mois, pour des audiences de deux à quatre heures, traduction comprise. Dix-neuf témoins ont été appelés à la barre, des carabinieri (gendarmes italiens) et des journalistes en majorité. Daniela Rizzo, une archéologue italienne, a monopolisé quatorze séances à elle seule. Elle s’est perdue en détail sur les vases et les fragments du Getty Museum, a donné des estimations infondées – sur lesquelles elle admet n’avoir aucune expérience – et a accusé des spécialistes respectés, tels sir John Beazley [mort en 1970] et Arthur Dale Trendall [mort en 1995], d’association de malfaiteurs. Pendant tout ce temps, si mes avocats ont pu interroger les témoins, ils n’ont en revanche pas pu présenter mes arguments. Le procès en accéléré n’existe pas en Italie, et on est présumé coupable jusqu’à preuve du contraire. 

Motivation politique
J’aurais pu choisir de renoncer à la prescription et de poursuivre la procédure pendant plusieurs années, mais dans quel but ? Ce procès à motivation politique a atteint son objectif il y a longtemps. Il a fait la une de la presse avec des accusations infondées, lesquelles ont détruit ma réputation et ma carrière, tout en intimidant les autres musées américains pour obtenir la restitution d’objets sans délai. Les médias ont fini par se désintéresser de l’affaire et la plupart des gens ont cru que le procès s’était achevé avec le retour des objets en 2007. Comme [le journaliste] Hugh Eakin l’a écrit dans le New Yorker en 2010, le procureur Paolo Giorgio Ferri lui avait indiqué en 2007 qu’il « espérait une conclusion rapide », ajoutant qu’« il n’y a aucune raison de continuer à harceler Marion True ». Même le juge Gustavo Barbalinardo s’impatientait, signalant en 2009 qu’il espérait la fin du procès avant son départ à la retraite… Le procès a débuté cinq ans après ma mise en examen pour activité criminelle. Le 1er septembre 2000, les carabinieri ont contacté le bureau du procureur fédéral à Los Angeles pour solliciter sa collaboration. Ils me soupçonnaient d’association de malfaiteurs, de recel et de trafic de biens volés. Le procureur fédéral a d’abord cru à une erreur, car il savait que le Getty Museum – et moi en particulier – était vigilant sur sa manière d’acquérir des antiquités. S’en est suivie une décennie d’interrogatoires, de dépositions, de fuites orchestrées dans les médias, d’audiences préliminaires et d’apparitions multiples au tribunal. Pourquoi l’Italie a-t-elle pris une position si agressive contre une seule personne parmi toutes les institutions collectionneuses ? Employée au Getty Museum depuis vingt-trois ans, j’avais passé bien du temps avec mes collègues italiens au ministère de la Culture […] pour trouver de nouvelles manières d’étoffer les collections du musée sans passer par le marché. […] À partir de 1987, à la demande du président du Getty Museum, Harold Williams, j’ai travaillé avec des conseillers juridiques pour développer une procédure qui stipulait la notification directe aux ministères des pays méditerranéens lorsqu’une acquisition était envisagée, et qui étudiait toute information ou objection. Ces ministères étaient immédiatement prévenus au moment des acquisitions, et tout objet dont l’excavation illégale, ou son trafic, pouvait être prouvée était restitué. Cette politique était alors la plus sévère de tous les grands musées américains. Elle s’est encore durcie en 1995 avec l’obligation pour tout objet proposé à l’achat d’avoir figuré dans une publication reconnue par le monde scientifique avant cette année-là.
Au-delà des discours, le Getty Museum a prouvé depuis longtemps sa volonté de participer au rapatriement d’objets. Entre 1990 et 2005, sous mon impulsion, le Getty Trust a restitué nombre de pièces importantes dont le musée avait découvert l’exportation illégale depuis l’Italie. Et ce avant 2000, l’année de ma mise en accusation. Autre exemple, le projet « Francavilla Marittima », un effort de recherche conçu par mon département en collaboration avec le ministère italien de la Culture, le Musée de Sybaris (Italie), l’Institut d’archéologie classique de l’université de Berne (Suisse) et l’université de Groningue (Pays-Bas) : des centaines de fragments, déterrés illégalement dans les années 1960 et 1970 dans cette ville, s’étaient retrouvées au Getty Museum et à l’institut bernois. Une fois le travail fini, le musée a payé l’emballage des objets et leur transport vers l’Italie. 

Objectif caché
Étant donné la tradition de coopération du Getty Museum, il était inconcevable que le gouvernement italien choisisse de se lancer dans un procès international au lieu de demander le retour des objets litigieux. Les remarques que m’ont faites les carabinieri laissaient entendre que leur objectif était de récupérer la Vénus de Morgantina (lire l’encadré). À l’origine, cette statue n’était pas incluse dans la liste des charges retenues contre moi, et n’avait aucun lien avec les autres accusés du procès, [les marchands d’art] Robert Hecht et Giacomo Medici. Le sujet a soudain été abordé par le procureur Ferri en novembre 2004 et la statue est apparue sur la liste d’objets litigieux lorsque l’affaire est passée devant le tribunal en 2005. Et si l’Italie n’a jamais fait de demande formelle pour sa restitution, la statue a également pris de l’importance dans les négociations séparées entre le Getty Museum et son pays d’origine. La police et le procureur italiens prétendent avoir trouvé leur mobile dans les archives de Medici, saisies en 1995 à Genève. Medici avait conservé des dossiers photographiques des objets figurant dans les musées et les collections privées du monde entier. Ces images, dont certaines montrent des sculptures à peine excavées et des fragments de vases encore recouverts de terre, étaient inédites jusqu’à leur mise en ligne sur le site des carabinieri en 1999. J’ai pu y jeter un premier coup d’œil lors de mon interrogatoire par Ferri et son équipe au Getty Museum en 2001, et j’ai immédiatement dit qu’elles prouvaient que certains objets avaient été exportés illégalement et devaient être restitués. Le Getty Museum avait acquis quelques pièces auprès de Medici en 1984 et 1985 avant que j’y sois conservatrice, mais ces contacts sont restés très limités […]. Le procureur avait trouvé trois courriers entre Medici et moi-même, écrits sur une période de dix ans et concernant des objets déjà entrés dans les collections ou dont l’acquisition par le musée n’a jamais été envisagée. Les objets sur les photos que Ferri m’a montrées ont été achetés auprès d’autres marchands ou collectionneurs. À ce stade, n’aurait-il pas été plus facile, pour les autorités italiennes, de se présenter au Getty Museum avec les photos des archives Medici en disant : « Nous avons la preuve que des objets acquis par votre institution ont été déterrés illégalement et nous souhaiterions leur retour » ? Notre politique implique la restitution de tout objet volé, et nous l’avions mise en œuvre de nombreuses fois. Au lieu de cela, ils ont choisi la voie pénale. Concernant les faits qui me sont personnellement reprochés, je n’ai jamais recelé aucun des objets retenus comme preuves contre moi, encore moins de pièces antiques de valeur, et je n’ai jamais vu non plus les photos Medici […]. En réalité, j’avais suggéré l’acquisition de seulement 16 objets figurant sur la liste de mon acte d’accusation. Quant aux 24 autres objets, plusieurs d’entre eux avaient été suggérés par mes prédécesseurs. Toutes les pièces acquises l’ont été avec l’approbation du conseil d’administration du musée, après validation du directeur, du directeur associé, du conseil interne (après 1986) et du président du Getty Trust. Trafic de biens volés ? Je n’ai jamais personnellement acheté ou vendu aucun objet antique, et aucune preuve présentée ne l’indiquait. 

Conspirateurs innombrables
Enfin, j’ai été accusée d’association de malfaiteurs, de conspiration avec Hecht et Medici ainsi qu’un nombre indéfini de « conspirateurs en liberté », dont des marchands et des collectionneurs d’antiquités, des conservateurs et des scientifiques, pour exporter des œuvres antiques d’Italie et les acheter ou les vendre illégalement. Medici était un marchand genevois qui avait cédé quelques pièces importantes au Getty Museum entre 1983 et 1985, dont une belle hydrie de Caeré […] vendue chez Christie’s à Londres en 1982. Il a également fait don, pour étude, d’une fausse tête de kouros au musée en 1992. Hecht était bien connu des musées américains et européens comme spécialiste des vases anciens et des monnaies, et comme éminent marchand d’art antique. Beaucoup a été dit de la correspondance entre ces marchands et moi-même, mais rien n’y fait état de relations autres que professionnelles et convenables. Si j’avais été impliquée dans une conspiration, pourquoi aurais-je refusé des objets, que je considérais à ce moment-là comme faux, alors qu’ils étaient proposés par des conspirateurs présumés ? […] Ferri a également prétendu que ma relation avec les collectionneurs new-yorkais Lawrence et Barbara Fleischman relevait de la conspiration pour acheter des objets que je souhaitais pour le Getty Museum. Lawrence et son épouse Barbara étaient des collectionneurs d’antiquités et des amis de longue date (Lawrence est mort en 1997, et Barbara, bien qu’interrogée, n’a heureusement jamais été mise en cause). Nous discutions souvent des objets qui nous plaisaient. Mais quel besoin de conspirer pour acheter des objets pour le musée auprès des marchands avec lesquels j’étais déjà en contact ? Nous étions, en réalité, rivaux sur le marché. Les Fleischman ont réuni une belle collection avec intelligence et passion, mais elle n’a pas été faite pour le Getty Museum. 

Résister aux intimidations
Malheureusement, ces faits ont peu pesé sur les accusations de la justice italienne ou dans leur présentation faite par les médias. Le but était d’utiliser le procès contre moi pour condamner publiquement l’acte de collectionner des antiquités et de terroriser les musées et les collectionneurs, surtout aux États-Unis. Il est étonnant qu’aucun musée européen ou asiatique n’ait été ainsi poursuivi, bien que certains possèdent des objets acquis il y a peu, des pièces qui m’ont été proposées pour le Getty Museum mais que j’ai refusées. La stratégie a très bien fonctionné. Les musées américains ont préféré, plutôt que d’unir leurs forces pour défier l’Italie, prendre des chemins séparés en lui envoyant leurs directeurs pour signer des accords privés et restituer des objets dans l’espoir d’apaiser le procureur. Que je sois l’unique proie des Italiens inspirait même un sentiment de soulagement. Cependant, il semble que je ne serai pas leur seule victime. Il y a six mois, le New York Times annonçait qu’un conservateur américain, Michael Padgett, du Princeton University Art Museum, était mis en examen avec un autre groupe de marchands pour des chefs d’accusation très similaires à ceux qui pesaient contre moi. Et ce en dépit de la volonté de Princeton de travailler avec l’Italie pour le retour des objets litigieux. À l’heure où paraîtra cet article, la déesse de Morgantina sera de retour en Italie […]. Elle sera fixée sur un socle spécial, la protégeant des tremblements de terre, conçu et offert par le Getty Museum. La publicité engendrée par le procès attirera sans doute plus de visiteurs pendant un temps, mais il est peu vraisemblable que cette fréquentation approche celle de la Villa Getty à Los Angeles. […] Combien a coûté, entre autres dépenses, le retour de ces objets à l’État italien ? Les frais pour ma défense à eux seuls auraient pu financer des années de programmes de conservation et d’enseignement dans les musées et sites de fouilles italiens, sans parler du coût des poursuites. […] Si le dossier contre Princeton prend de l’ampleur, les musées américains uniront peut-être leurs forces pour résister à l’intimidation. Leurs collections d’antiquités ont été assemblées avec soin pendant plus d’un siècle, et sont des ressources pédagogiques importantes dans un pays qui considère les accomplissements de la Grèce et de la Rome antiques comme fondamentaux pour sa propre culture. Bien entendu, les méthodologies ont évolué, tout comme les lois et les conventions protégeant le patrimoine culturel. Mais les négociations et les collaborations que j’ai entretenues avec des collègues italiens sont bien plus productives à long terme qu’un litige interminable, ravageur et onéreux.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°339 du 21 janvier 2011, avec le titre suivant : Marion True : « Le but était de terroriser les musées »

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