Société

HBM, HLM, ZUP, ZAC... les grands ensembles, patrimoine de demain

Principal legs architectural du XXe siècle, le logement collectif peut-il être protégé ?

Par Jean-François Lasnier · Le Journal des Arts

Le 21 janvier 2000 - 2288 mots

Associer la ville d’hier et celle d’aujourd’hui dans une même interrogation patrimoniale, mettre en évidence les continuités du fait urbain malgré les ruptures apparentes introduites à l’époque contemporaine, telle est l’ambition de l’édition 2000 des Entretiens du patrimoine. La question des grands ensembles, sans doute le principal legs architectural du siècle écoulé, au moins en quantité, est évidemment centrale dans cette réflexion. Élevé à la dimension de monument, le logement collectif intéresse pour la première fois de grands architectes : Le Corbusier bien sûr, mais aussi Jean Dubuisson, Émile Aillaud, Fernand Pouillon, Marcel Lods, Georges Candilis… Il témoigne aussi des utopies et des rêves qui ont sous-tendu son développement. Mais une fois envolé le rêve de la transformation sociale, les HLM ont-elles un avenir et peuvent-elles, pour certaines d’entre elles, constituer le patrimoine de demain ? Derrière cette proposition relativement iconoclaste, se dessinent quelques-unes des problématiques nées de la réflexion patrimoniale appliquée au XXe siècle.

En 1961, Maurice Pialat faisait ses premiers pas de cinéaste avec un court métrage documentaire de 22 minutes, cruellement intitulé L’amour existe. Dans cette déambulation désenchantée à travers les cités HLM et les banlieues parisiennes, le réalisateur dénonçait l’univers concentrationnaire des grands ensembles, plantés au milieu des champs à des lieues de la capitale, privés de toutes les commodités propres à la ville. Il montrait également une population isolée malgré la promiscuité, épuisée par la longueur et la pénibilité des trajets. À cette date, la Reconstruction a déjà de belles années derrière elle, mais les Zones à urbaniser en priorité, les fameuses ZUP lancées en 1958, n’en sont qu’à leurs débuts. 195 ZUP, représentant quelque 2,2 millions de logements, verront le jour jusqu’aux années soixante-dix, époque à laquelle elles seront relayées par les zones d’aménagement concerté (ZAC). Nés à la fois d’un besoin urgent de rebâtir un parc immobilier ruiné par la guerre et de la nécessité de réagir à l’exode rural, les grands ensembles aspiraient à renouveler, ou plutôt à révolutionner, les modes d’habitat et, plus généralement, toute la conception de la ville. Mais, rapidement, ils ont été stigmatisés par la critique et la presse, jugés porteurs de tous les maux et facteurs de déshumanisation. Il faut pourtant se souvenir de la vétusté et de l’insalubrité de l’habitat urbain, mais aussi rural, au sortir de ces années de guerre. Inspirés par les thèses hygiénistes, ils ont constitué en leur temps un bond en avant dans l’amélioration de la vie quotidienne. Malheureusement, l’exécution de ce grand dessein a trop souvent été desservie par une mise en œuvre défectueuse. Rapidité, productivité et quantité sont les maîtres mots de cette vague constructrice sans précédent. Inévitable corollaire de cette précipitation, l’isolation phonique et thermique se révèle insuffisante, les aménagements extérieurs restent sommaires, les matériaux se dégradent rapidement… Par ailleurs, la localisation périphérique dans des zones mal reliées au tissu urbain, ajoutée à l’inachèvement des programmes d’équipement, signe l’échec de cet urbanisme nouveau. La montée du chômage depuis 1975 a dramatiquement exacerbé les problèmes existants, de la dégradation de l’environnement au sentiment d’isolement, en passant par l’insécurité. À partir de 1965, les classes moyennes ont commencé à quitter les grands ensembles de la périphérie, avant que la loi de 1977 sur l’accession à la propriété ne porte le coup de grâce à la mixité sociale rêvée par leurs inventeurs. L’”effet ghetto”, dans bon nombre d’entre eux, semble désormais irréversible. On pourrait citer l’exemple du Sillon de Bretagne à Saint-Herblain (Loire-Atlantique), bâti à la fin des années soixante. Dès 1977, une réhabilitation a transformé quinze des trente (!) étages en bureaux. Malgré la présence de cadres et d’employés, la composition sociologique de la population n’a pas été modifiée et la ségrégation sociale est demeurée. Est-ce à dire que le dynamitage spectaculaire de quelques barres à Vénissieux ou ailleurs, dont les journaux télévisés ont fait leurs choux gras, constitue l’issue vraisemblable de tous les grands ensembles dont la France s’est couverte des années cinquante aux années soixante-dix ?

Un art minimal
Il serait bien difficile de faire table rase de ce passé encombrant, car, ainsi que le souligne Bruno Vayssière dans Reconstruction, déconstruction (Picard, 1988), “l’activité constructive intense de cette époque a fait œuvre concrète plus fortement qu’aucune autre architecture : elle a radicalement transformé l’espace territorial français, sans compter les bouleversements de la forme et des usages de la ville”. Par ailleurs, il n’hésitait pas à qualifier cette architecture de “premier exercice souverain d’art minimal”. L’union sur nombre de chantiers des panneaux préfabriqués et du “chemin de grue” (procédé utilisant une voie ferrée sur laquelle roule la grue qui élève les composants et permet de lotir, de part et d’autre, plusieurs immeubles rectilignes) a souvent enfermé la production – puisque c’est bien de production qu’il s’agit – dans un schéma standardisé et répétitif, alors même que les incidences de cette fabrication industrialisée sur les coûts n’ont jamais vraiment été démontrées. Pourtant, il serait injuste autant qu’inexact de vouer tous les grands ensembles aux mêmes gémonies. En effet, comme le souligne l’historien François Loyer, “pour la première fois, les meilleurs architectes se sont intéressés à la partie la plus délaissée du marché, le logement social : Lods, Candilis…” Jean Dubuisson n’était-il pas lui-même Grand Prix de Rome ? Sans parler de Le Corbusier.

Afin d’entrevoir le possible destin de ces constructions, peut-être convient-il de regarder en arrière, vers les logements sociaux d’avant-guerre. Les opérations de réhabilitation-restauration conduites récemment sur l’HBM 212 au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) et les gratte-ciel de Villeurbanne (Rhône) constituent en effet le premier signe d’une conscience patrimoniale émergente. L’entre-deux-guerres, notamment après le vote de la loi Loucheur en 1928, qui prévoyait sur cinq ans un programme de financement pour réaliser 260 000 logements, avait connu les premiers développements significatifs d’un habitat ouvrier répondant aux critères modernes d’hygiène et de confort. À côté des cités-jardins, qui ont bénéficié de l’impulsion d’Henri Sellier, sénateur-maire de Suresnes, s’élèvent quelque 20 000 logements de type Habitation à bon marché (HBM), l’ancêtre des habitations à loyer modéré (HLM) d’après 1945. Parmi elles, l’HBM 212, bâtie au Blanc-Mesnil par Germain Dorel, manifeste l’ambition architecturale, voire l’aspiration monumentale, de certains de ces programmes. Inspirées du Karl-Marx-Hof de Vienne, ces sept barres parallèles, au décor raffiné composé d’un revêtement polychrome en grès cérame rose ou en mosaïque de couleur rouge sur le fond jaune de l’enduit, s’étaient progressivement dégradées, au point que la société propriétaire envisageait une opération lourde de restauration, entraînant la destruction d’une barre sur deux. L’inscription de cet ensemble à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques a évidemment nécessité une révision complète du projet, au grand déplaisir de la société Efidis-Abeille, inquiète du surcoût engendré par cette protection. L’opération, dont la première tranche doit être livrée ces jours-ci, aura coûté 91 millions de francs, dont 17 % de subventions diverses (État, région). Des prêts aidés de la Caisse des dépôts et consignations lui ont par ailleurs été consentis. Si, à l’extérieur, l’aspect d’origine a été restitué – le bois des fenêtres a tout de même été remplacé, après bien des discussions, par du PVC couleur coquille d’œuf –, la physionomie de l’habitat a été résolument transformée : le nombre des appartements est passé de 490 à 250, les équipements sanitaires ont été adaptés aux normes contemporaines, etc. Plus que la restauration elle-même, dont l’intérêt est assez facile à admettre quand on en découvre le résultat, “la localisation des immeubles n’est pas idéale pour une location à des catégories de populations diversifiées”, regrette Sylvie Rey, de la société Efidis. Non seulement il n’a pas été possible de créer de parkings, mais “le quartier est très éloigné du centre-ville, coupé de la ville par l’autoroute dont le couvrement n’a pas encore été décidé”. Il faut désormais aller jusqu’au bout de la logique de réhabilitation en travaillant à une meilleure insertion du quartier dans le tissu urbain, notamment par la création d’un pôle de services et de santé.
Élevés entre 1926 et 1931, les gratte-ciel de Villeurbanne ont eux aussi fait l’objet d’une vaste opération de réhabilitation, après avoir été inclus dans une zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP), qui paraît d’ailleurs mieux adaptée à la sauvegarde de ce type d’édifices que la loi de 1913 sur les monuments historiques. La ville du Havre, reconstruite après la guerre par Auguste Perret et ses disciples, s’est dotée en 1995 de cet outil, dont la souplesse offre un cadre à la valorisation du patrimoine et n’entrave pas la nécessaire évolution du tissu urbain. Ce mouvement, né dans le centre des cités contemporaines, peut-il s’étendre vers la périphérie et annonce-t-il une future patrimonialisation des grands ensembles ?

Un legs encombrant
Répondre à cette question un brin iconoclaste suppose d’établir un tri préalable dans l’immense masse de la production architecturale de l’après-guerre. À côté d’une “architecture statistique” (Bruno Vayssière), fruit de la planification et de l’industrialisation, une architecture sans qualités en quelque sorte, existe une production dont l’intérêt n’a pas échappé aux historiens. Plusieurs catégories peuvent être distinguées : les grands ensembles qui présentent une qualité architecturale, ceux qui valent par la qualité du projet, ceux relevant de procédés importants qui ont disparu, et enfin ceux qui ont marqué l’histoire, comme Sarcelles. Par ailleurs, les ensembles les plus intéressants sont situés dans les années 1947-1965, puis entre 1972 et 1978, après le lancement du Plan Construction. Celui-ci avait introduit un peu de diversité dans l’univers monotone du béton armé : s’élèvent alors des pyramides, des rochers en béton projeté...

Dans ce contexte, le cas de Le Corbusier est évidemment à part. Comme toutes ses œuvres sur le territoire français, les Unités d’habitation, dites aussi “Cités radieuses”, ont fait l’objet d’une protection au titre des monuments historiques. La place centrale de ces réalisations dans la pensée architecturale du XXe siècle, en même temps que la qualité de l’ouvrage, justifient pleinement cette démarche. Toutefois, la fortune diverse des quatre Cités est riche d’enseignements sur le destin patrimonial des logements collectifs. Si l’Unité d’habitation de Rezé-lès-Nantes fonctionne à la satisfaction de tous, de même que celle de Marseille – toutes deux ont été restaurées –, il n’en va pas de même pour celles de Briey-la-Forêt et de Firminy. Les deux premières restent habitées par une population variée (cadres, enseignants…), souvent séduite par l’idée d’habiter dans un bâtiment de Le Corbusier. En revanche, les deux autres connaissent de nombreuses difficultés, vraisemblablement liées à leur localisation dans de petites communes. Ainsi, la Cité de Firminy, dont une grande partie est aujourd’hui condamnée, n’a jamais été complètement habitée et son sort demeure pour le moins incertain. L’architecte Henri Ciriani avait proposé ni plus ni moins de restructurer complètement les volumes intérieurs en une sorte de Palais des congrès et de la culture, afin de créer des salles de spectacles et de réunion. On ne saurait imaginer projet plus contraire aux qualités de l’Unité d’habitation, dont la distribution et le plan sont déterminés par le fameux Modulor mis au point par Le Corbusier. Une semblable dénaturation a été commise sur la cité de La Caravelle, élevée par Jean Dubuisson à Villeneuve-la-Garenne (1959-1968). Que reste-t-il de l’ouvrage initial, du geste architectural, une fois modifiée la distribution, “saucissonnées” les barres, et surtout transformée la façade, à la composition de laquelle l’architecte apportait tant de soin et tant de rigueur ? Même si, en l’occurrence, on peut rappeler cette phrase de Dubuisson : “La façade d’un bâtiment devrait être un produit industriel changeant au gré de l’évolution des techniques et des modes.”

Refaire l’emballage
Les Pays-Bas ont mené, il y a quelques années, une campagne de réhabilitation des quartiers d’Amsterdam-Sud. “Il a fallu redistribuer entièrement l’intérieur des bâtiments ; seule l’enveloppe a été conservée. C’est une réponse assez brutale, mais, en France, on a répondu en refaisant l’emballage”, explique François Loyer, évoquant “la période cosmétique des années quatre-vingt” dont Roland Castro a été l’une des figures emblématiques. “On peut transformer en immeubles cannois de luxe des barres de HLM, renchérit Bruno Vayssière, mais il vaut mieux réfléchir sur le rapport à l’automobile, aux réseaux, aux services collectifs”, soulignant ainsi la persistante pauvreté de la réflexion urbaine. Cette “modernisation”, rendue inévitable par la nécessaire “correction technique”, a parfois été faite par l’auteur lui-même. Ainsi, au début des années quatre-vingt, à la cité des Courtillières de Pantin (Seine-Saint-Denis), Émile Aillaud a habillé un certain nombre d’immeubles d’un revêtement extérieur en brique, afin d’en parfaire l’isolation. Si, un jour, on décidait de protéger cet ensemble qui, avec ses barres sinusoïdales, figure parmi les plus originaux de sa génération, “lequel faudrait-il choisir : celui de 1957 ou celui des années quatre-vingt ?”, interroge François Loyer.
Néanmoins, le dynamitage a encore de beaux jours devant lui. Souvent, les sociétés de HLM, qui ont consenti de lourds investissements, se trouvent pénalisées par des taux de location insuffisants et peuvent rentrer dans leurs frais en revendant les terrains à des promoteurs.

La patrimonialisation ne devrait toucher que peu d’exemples. “Certains passeront par le filtre, mais pour des raisons foncières, comme cela s’est produit au Castel Béranger [par Guimard] dans le XVIe arrondissement. À l’origine, ce bâtiment, situé dans un quartier alors mal desservi, avait été conçu pour des occupants modestes. Pourquoi, à terme, les tours Picasso à La Défense [par Aillaud] ne seraient-elles pas occupées par une clientèle aisée ?”. “C’est l’évolution urbaine qui fera la valeur patrimoniale de certains de ces édifices, et non l’histoire de l’architecture”, poursuit-il. “C’était un rêve, et on ne gardera que des lambeaux du rêve.”

- ENTRETIENS DU PATRIMOINE 2000, sous la présidence de François Loyer, "Ville d’hier, ville d’aujourd’hui en Europe", 24, 25 et 26 janvier, Théâtre national de Chaillot. Voir le programme en page 26.
- À partir de son n° 100, le Journal des Arts consacrera une série d’articles au patrimoine du XXe siècle.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°97 du 21 janvier 2000, avec le titre suivant : HBM, HLM, ZUP, ZAC... les grands ensembles, patrimoine de demain

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