Art moderne

Paul Cézanne de retour au pays

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 21 mai 2025 - 1513 mots

Cette année, Aix-en-Provence rend hommage au peintre du pays. À commencer par l’exposition tant attendue « Cézanne au Jas de Bouffan » qui ouvre le 28 juin, au Musée Granet. Une célébration fêtée en grande pompe alors que le peintre avait pourtant été dédaigné de son vivant. Retour sur l’histoire douce-amère de Cézanne et sa ville natale.

Nul n’est prophète en son pays. Mais s’il est un artiste pour qui ce constat s’impose avec une véhémence particulière, c’est bien Paul Cézanne (1839-1906). Certes, il n’est pas le seul peintre d’avant-garde à avoir été boudé par ses compatriotes, c’était plutôt la norme. Mais ce qui frappe, c’est que ce désamour a perduré avec constance bien au-delà de son trépas. Alors même que l’artiste est toujours resté profondément attaché à sa terre natale, au point de vivre comme un pendulaire. « Il a passé la moitié de sa vie à Paris, l’autre moitié à Aix », confirme son arrière-petit-fils, Philippe Cézanne. « Dans la capitale, il échangeait avec ses confrères, il allait au Louvre, il faisait ses recherches et quand il revenait dans le Midi, il assimilait tout cela, puisait son inspiration dans la campagne et créait son propre univers. » L’artiste revient en effet constamment en Provence et immortalise les sites emblématiques de la garrigue aixoise : Gardanne, Château noir, Bellevue, L’Estaque et, bien sûr, la montagne Sainte-Victoire qu’il peint près de 90 fois ! Une relation symbiotique entre le père de l’art moderne et la cité aux mille fontaines, aujourd’hui éminemment valorisée par les institutionnels et de nombreux commerçants qui en ont fait un ambassadeur de prestige. Mais ce patronage est étonnamment récent. Il faut par exemple attendre le centenaire de sa mort pour que soit élevée en 2006 une grande statue à son effigie. Son ami Émile Zola (1840-1902) reçoit, lui, cet honneur presque instantanément post-mortem, alors même qu’il n’appréciait pas la localité qu’il décrit dans des termes déplaisants dans la saga des Rougon-Macquart, sous les traits de la commune fictive de Plassans.

Un lourd passif

Dès sa disparition, ce manque de reconnaissance consterne d’ailleurs certains observateurs. À l’instar du conservateur de la bibliothèque Méjanes, Édouard Aude, qui plaide pour que « la Ville d’Aix se souvienne de Cézanne dont les toiles sont à Paris […] dans les principales collections d’Europe et dont ni Aix, ni Marseille ne possèdent la moindre esquisse. Il y aurait là un hommage tardif et si juste à rendre à la mémoire d’un peintre dont la renommée ne fait que grandir. » Il ne sera pas exaucé avant plusieurs décennies, car le Musée municipal des beaux-arts ne présente des peintures de Cézanne que depuis 1984. Et encore, à la faveur d’un dépôt de huit tableaux de l’État. La première acquisition d’une toile remonte à 2011 ! L’absence du fils prodigue sur ses cimaises était d’ailleurs si criante qu’en 1949, quand le musée d’Aix veut changer de nom et adopter celui d’un artiste du cru, il se tourne naturellement vers Marius Granet et non vers le peintre des pommes. Il faut dire qu’entre les élites locales et le peintre, les choses avaient commencé sous de mauvais auspices. Le journaliste méridional Henri Dobler le taxait de « plus grande escroquerie du siècle », tandis que le conservateur du musée, Henri Pontier avait juré : « Moi vivant, aucun Cézanne n’entrera au musée. » Il tiendra parole ! Il faut attendre les années 1930 pour qu’il fasse une timide entrée par le biais de donations de dessins, aquarelles et documents. C’est qu’entre-temps la cote du maître a atteint des sommes stratosphériques. Heureusement, la structure a pu compter sur la générosité de donateurs pour tenter de rattraper le temps perdu. À commencer par les Américains, fervents amoureux de Cézanne qui ont énormément fait pour sa réhabilitation sur son terroir. Y compris sur le terrain, tel le GI Georges Bunker qui redécouvrant l’un des sites préférés du peintre, les carrières de Bibémus, le sauvegarde en l’achetant et en l’offrant à la Ville. Sans même parler du comité qui se met en place en 1954 pour sauver l’ultime atelier de Cézanne, Les Lauves.

Un rentier incompris

Si l’artiste n’a pas été maltraité comme on le lit parfois de manière caricaturale, il a été incompris par ses voisins, c’est certain. Son travail n’a pas suscité d’intérêt et il n’était d’ailleurs pas vraiment considéré comme peintre. « À sa mort, on note dans le registre de la ville qu’il est rentier. Son activité de peintre était vue comme sa lubie, une façon bizarre de s’occuper », remarque Bruno Ely, directeur du Musée Granet. Les rares Aixois qui ont alors en leur possession des œuvres de sa main pensent ainsi faire une excellente affaire en les cédant pour une bouchée de pain au marchand Ambroise Vollard qui vient les acheter après son décès. La suite est une succession de rendez-vous manqués, dont le plus symbolique : l’échec de l’organisation de l’exposition de son centenaire en 1939 qui se tient finalement à Lyon. Mais à quelque chose malheur est bon : ce ratage suscite une prise de conscience et enclenche une série d’événements importants. En 1953, Lionello Venturi, le spécialiste de Cézanne qui a rédigé son catalogue raisonné, aide le musée à monter la toute première exposition du maître à Aix. Elle est suivie de deux autres au Pavillon Vendôme. Le vent semble enfin tourner mais la mécanique s’enraye à cause d’un fait divers. Huit œuvres, dont Les Joueurs de cartes, sont volées lors de l’exposition de 1961 par des cambrioleurs qui ont escaladé la façade du pavillon pour entrer par une fenêtre du premier étage, alors que la conservatrice dort juste au-dessus. Les œuvres sont heureusement retrouvées quelques mois plus tard dans une voiture abandonnée à Marseille à la suite d’un appel anonyme. Tout est bien qui finit bien ? Pas vraiment car cette péripétie entache l’image d’Aix qui commençait enfin à se réapproprier son peintre vedette. « Après cet événement, il y a une sorte de traumatisme, la réputation de la Ville souffre et plus rien n’est possible dans les années qui suivent. Il y a une longue période où il ne se passe plus grand-chose », résume Bruno Ely.

De longues retrouvailles

« C’est un long chemin », commente le conservateur. « Quand avec Denis Coutagne nous sommes arrivés au musée dans les années 1980, il n’y avait pas de peinture de Cézanne dans sa ville natale. Notre objectif, c’était qu’Aix, « la ville sans Cézanne » comme la presse la qualifiait, redevienne la ville de Cézanne. On peut dire que 2025 c’est un moment très fort de cette reconnaissance, de ce long travail. » Effectivement, que de chemin parcouru en quatre décennies et tout particulièrement depuis les spectaculaires retrouvailles entre l’artiste et sa terre natale lors des commémorations du centenaire de sa disparition ! De manière éminemment symbolique en 2006, le Musée Granet enfin rénové rouvre triomphalement avec une somptueuse exposition « Cézanne en Provence » qui draine 450 000 personnes. Du jamais vu. La commune attire même 150 000 visiteurs de plus que son partenaire scientifique, la National Gallery de Washington. Un succès public et scientifique puisque, de l’avis général, l’exposition demeure une référence. Qui plus est, cette collaboration démontre que le Musée Granet a toute sa place dans le concert des grands musées et peut mener des projets ambitieux. Il en est de même en 2009 avec « Picasso Cézanne » qui cartonne, elle aussi.Il est inutile de préciser que les attentes pour l’exposition « Cézanne au Jas de Bouffan » de cet été sont élevées. Le public pourra également découvrir l’ultime atelier de l’artiste rénové et pénétrer enfin dans le Jas de Bouffan, la demeure familiale qu’il a occupée quatre décennies durant. « C’était un serpent de mer dont on parlait depuis des années car la bastide a été rachetée par la Ville en 1994, elle avait déjà été ouverte de manière exceptionnelle, mais elle nécessitait de grands travaux », explique Pierre Laforest, administrateur des Sites cézanniens. « La municipalité les a menés pour que le lieu puisse ouvrir dans les meilleures conditions de manière pérenne afin d’ancrer la réhabilitation totale de Cézanne à Aix. Il était impensable de ne pas valoriser sa résidence principale et le lieu d’éclosion de son art. » La réalisation de ce chantier d’envergure est clairement un signal de ce puissant changement de mentalité. Tout comme la création en 2024 du poste d’administrateur, dont l’une des missions est d’inscrire dans les prochaines années les sites cézanniens au patrimoine mondial de l’Unesco. « L’installation de la Société Cézanne au sein de la ferme du Jas de Bouffan est un autre signal fort », argue Philippe Cézanne. « Depuis que nous l’avons créée en 1998 avec Denis Coutagne, elle a pris un vrai poids scientifique et est désormais détentrice du catalogue raisonné qui jusqu’à présent se trouvait à New York. Son retour à la maison est aussi une façon de réaffirmer auprès des chercheurs qu’Aix redevient un lieu de référence pour Cézanne. »

 

1839
Naissance
1852-1858
Rencontre Émile Zola au collège Bourbon
1857
S’inscrit à l’école de dessin d’Aix
1861
Échoue au concours d’entrée des Beaux-Arts de Paris.
1863
Expose au Salon des Refusés.
1874
Participe à la première exposition impressionniste
1901
Construction de l’atelier des Lauves
1906
Meurt le 23 octobre
À voir
« Cézanne au Jas de Bouffan »,
Musée Granet, place Saint-Jean de Malte, Aix-en-Provence (13), du 28 juin au 12 octobre, www.cezanne2025.com
Atelier des Lauves,
13, avenue Paul-Cézanne, Aix-en-Provence (13), du 28 juin au 2 novembre, www.cezanne2025.com
Jas de Bouffan,
4, rue de Valcros, Aix-en-Provence (13), du 28 juin au 2 novembre, www.cezanne2025.com
Les carrières de Bibémus,
à Aix-en-Provence, ouvertes toute l’année et uniquement lors de visites guidées et excursions, www.cezanne2025.com

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Paul Cézanne de retour au pays

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque