Loin de Paris, Paul Cézanne a investi deux lieux privilégiés pour peindre les couleurs et les lumières provençales. À la faveur de leur récente restauration, visite guidée du Jas de Bouffan et de l’atelier de Lauves.
Dans l’inconscient collectif, l’atelier d’un artiste du XIXe siècle ressemble forcément à une mansarde bohème nichée sous les toits en zinc de Paris. Difficile dans le cas de Paul Cézanne de faire plus diamétralement opposé. Qui se douterait ainsi que son premier atelier, qu’il occupe pendant quarante ans, prenait place dans une vaste bastide, lové dans une riche propriété ? Un lieu surprenant où se confondent en permanence l’art et la vie, car le Jas de Bouffan est à la fois la résidence familiale et un inclassable laboratoire pictural. En 1859, son père achète ce domaine en règlement d’une créance. Les Cézanne qui sont d’extraction modeste se retrouvent du jour au lendemain propriétaires d’une noble demeure érigée par un illustre personnage local : Gaspard Truphème (1688-1766), commissaire des guerres sous Louis XV.La bâtisse nécessite toutefois des travaux. Ainsi les premières années, la famille n’y réside que l’été et encore, elle n’occupe que l’étage. Enfin pas toute la famille, car le fils aîné, Paul, s’empare du Grand Salon. « Les Cézanne ne sont pas des nobles et ne reçoivent pas beaucoup, donc ils délaissent les fonctions traditionnellement d’apparat du Grand Salon », explique Antoinette Sinigaglia, restauratrice et directrice de l’entreprise Sinopia. Cette pièce censée être la plus prestigieuse d’une demeure aristocratique a d’ailleurs perdu de sa superbe puisqu’elle sert à l’époque de remise où l’on fait sécher des fruits. Louis-Auguste Cézanne la concède donc sans difficulté à son fils qui en fait son terrain de jeu. « Sans doute au début, il lui laisse cette pièce pour voir de quoi il est capable », avance Antoinette Sinigaglia. Et il ne va pas être déçu car son rejeton va méthodiquement recouvrir la totalité des murs en peignant à même le plâtre. « Cézanne commence par y créer un grand décor, puis son approche évolue et le lieu devient un atelier au sens propre. » Inspiré par les gypseries du XVIIIe siècle, l’artiste en herbe, encore élève de l’école municipale de dessin, se lance dans un projet détonnant. Il compose un cycle allégorique sur le thème des saisons, flanqué de grands paysages classiques inspirés de ses maîtres du Grand Siècle : Claude Lorrain et Jacob van Ruisdael. Mais pas seulement. « La récente restauration a montré qu’il avait imaginé tout un décor en faux acajou autour des peintures murales, du plafond jusqu’en bas des murs où il représentait de fausses boiseries », confirme Philippe Cézanne, l’arrière-petit-fils du peintre. Pour peindre le plafond, il s’inspire des tons préexistants – jaune, vert, ocre rouge – et met par ailleurs en couleur des éléments décoratifs tels que la guirlande et le médaillon de l’alcôve dans des teintes rose, vert et bleu, d’esprit très « rocaille ». Mais au fil des ans, il revoit sa copie. Après son séjour à Paris, sa manière évolue brusquement au contact de la scène contemporaine. Il développe une peinture matiériste et très expressive qu’il qualifie lui-même de « couillarde ». « Il va alors se faire iconoclaste de sa propre œuvre en créant de nouvelles compositions très différentes recouvrant, en partie ou intégralement, certains panneaux », résume son arrière-petit-fils. Un Christ et une Marie-Madeleine viennent par exemple dissimuler L’Entrée du château.
En 1899, après le décès de sa mère, le peintre est contraint de vendre le Jas pour régler la succession. Les acheteurs héritent donc de ce décor des plus atypiques et l’accommodent d’une manière baroque. « Les nouveaux propriétaires recouvrent le Grand Salon de tapisserie en laissant certaines peintures apparentes, en découpant des fenêtres et même pour certaines œuvres en accrochant un cadre doré, par exemple autour du Christ », commente Bruno Ely. En 1907, un an après la mort de Cézanne, ils proposent à l’État d’acheter les œuvres. Le conservateur du Musée du Luxembourg, alors musée national d’art contemporain, est envoyé à Aix-en-Provence pour les expertiser. Il ne leur accorde aucun intérêt et les propriétaires les vendent finalement quelques années plus tard à la découpe. Les peintures sont alors déposées, c’est-à-dire découpées du mur et transposées sur toile, composant un puzzle monumental. « Ces fragments ont été dispersés dans le monde entier et certains n’ont été localisés que récemment pour la préparation de l’exposition. Malheureusement, il y a aussi eu des pertes pendant la transposition qui est une opération délicate », précise Bruno Ely.
Le Jas d’aujourd’hui est donc bien différent de celui que Cézanne a connu. Outre le Grand Salon, entièrement badigeonné de peinture blanche, la propriété a été remaniée par les urbanistes d’après-guerre qui ont grignoté les deux tiers de ses terres agricoles. Et dans les années 1960, le parc a même été menacé par un projet d’autoroute. Une trentaine d’années plus tard, la Ville sécurise enfin ce joyau patrimonial en l’achetant. En 2019, des travaux d’envergure s’attellent à consolider et prendre soin de ce monument historique. L’atelier du deuxième étage a ainsi été restauré, tout comme la chambre de « Léda », la cuisine et le Grand Salon. En 2023, ce chantier est le théâtre d’une découverte spectaculaire. « Nous avons réalisé 70 sondages sur le salon qui ont fait apparaître des traces de quatre grandes périodes décoratives entre 1740 et 1899 », avance Antoinette Sinigaglia. Outre les peintures d’accompagnement, ces sondages ont aussi permis d’exhumer une composition de Cézanne : L’Entrée de port. Une composition lacunaire d’environ 5 m2. « Cette œuvre est peut-être la première qu’il a peinte ici, estime Philippe Cézanne, car elle est plus pâle et moins tonique que les autres. » Ces heureuses découvertes ont incité les responsables des lieux à mener les recherches plus loin. Après son ouverture estivale, la demeure devrait ainsi refermer temporairement ses portes pour achever la restauration de certaines pièces et mener des dégagements complémentaires. « Avant les investigations des restaurateurs, on s’attendait peut-être à trouver une goutte de peinture sur une plinthe et on a découvert une peinture inédite de 5 m2 et de très importantes peintures décoratives. L’objectif est donc désormais de dégager chaque millimètre du Grand Salon », confie Pierre Laforest, l’administrateur des Sites cézanniens.
Parallèlement au sauvetage du Jas, un autre site emblématique a bénéficié de travaux aussi colossaux qu’indispensables. L’ultime atelier de Cézanne, construit selon ses plans face à la montagne Sainte-Victoire sur la colline des Lauves, avait en effet besoin d’une sérieuse rénovation : cette maison, construite sans fondation, comme un lieu de quiétude et de travail accueille dorénavant 80 000 personnes par an. L’un des sites les plus touristiques d’Aix-en-Provence doit sa sauvegarde à une succession d’anges gardiens. Après la disparition de l’artiste, son fils Paul junior en hérite et la vide de ses œuvres, mais laisse, miraculeusement, la totalité des objets qu’elle contient. Ne pouvant gérer la propriété, il souhaite la vendre. Les Cézanniens tremblent alors, mais heureusement l’acquéreur est un défenseur du patrimoine local : l’historien Marcel Joannon, dit Marcel Provence en raison de son engagement au service de sa région et de ses artistes. Pendant trente ans, il veille sur les lieux jusqu’à son décès brutal en 1951 qui laisse planer une nouvelle incertitude sur l’avenir du site menacé par des projets immobiliers. Le salut vient alors des Américains, notamment de l’écrivain James Lord qui alerte les musées de France qui ne donnent pas suite. Il se tourne ensuite vers le plus grand spécialiste de l’artiste, John Rewald. Ensemble, ils constituent un comité chargé de la sauvegarde de l’atelier. Ces bienfaiteurs lèvent les fonds, achètent la maison et l’offrent à l’Université d’Aix-Marseille. En 1954, le site ouvre au public sans aménagement spécifique. Les seuls travaux menés sont l’installation d’un accueil au rez-de-chaussée à la place des pièces de vie agencées par Marcel Provence. Cette démarche minimaliste a permis de conserver l’authenticité du site, mais a aussi hélas nui à la bonne conservation de ses collections. L’immense verrière de l’atelier à l’étage, qui lui n’a absolument pas été transformé et a gardé son ambiance singulière, devenait ainsi problématique à cause des considérables variations de températures et des UV. Elle a été améliorée, comme la gestion du climat, tandis que le clos, le couvert, les huisseries, les sols et l’électricité ont été refaits. En un mot comme en cent, ce lieu de mémoire inestimable a enfin été traité comme un musée. « Les objets de Cézanne, les accessoires qu’il utilisait dans ses natures mortes, mais aussi ses effets personnels ont été restaurés pour la toute première fois », confirme Pierre Laforest. « Ils avaient traversé le temps malgré des conditions de conservation franchement pas idéales ; il fallait vraiment les restaurer et mettre en réserve les plus fragiles, car certains allaient littéralement tomber en poussière. » Les professionnels en charge de ce chantier ont même retrouvé des cheveux du peintre dans son chapeau. C’est dire si ce lieu de mémoire était conservé dans son jus.
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Cézanne et son grand atelier du Midi
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Cézanne et son grand atelier du Midi