Art moderne

« Cézanne au Jas de Bouffan », l’exposition événement en dix œuvres incontournables

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 21 mai 2025 - 1736 mots

Exposées au Musée Granet, ces dix toiles emblématiques sont commentées par le directeur du musée et commissaire de l’exposition, Bruno Ely, ainsi que par Philippe Cézanne, l’arrière-petit-fils du peintre.

Une chambre à soi

En 1881, les propriétaires doivent entreprendre d’importants travaux de couverture. Le père de Cézanne profite de ce chantier pour aménager un atelier sous les toits pour son fils. La pièce n’est pas bien grande, mais elle est pourvue d’une belle verrière plein nord et surtout elle permet à l’artiste de s’isoler totalement pour développer d’autres sujets que les paysages et les portraits de ses proches. Le peintre réalise alors de nombreuses natures mortes. Les experts en dénombrent environ 200 réalisées au fil de sa carrière. Parmi les motifs que l’on retrouve régulièrement, il y a sa fameuse pomme fétiche mais également de nombreux objets et accessoires, notamment la vaisselle typiquement provençale comme le pot vernissé d’Aubagne dont la couleur verte distinctive illumine nombre de compositions. Cézanne a, sa vie durant, conservé ces objets qu’il a transportés dans ses ateliers successifs. On peut toujours les admirer dans son ultime atelier, les Lauves, où ils ont été conservés à la manière de précieuses reliques [lire page 42].

Un réservoir de motifs

Quand Louis-Auguste Cézanne acquiert le Jas de Bouffan, traditionnellement traduit par la Bergerie du Vent, la bastide érigée au XVIIIe siècle est entourée de 15 hectares où l’on cultive la vigne et les arbres fruitiers. Si le site comprend de nombreux équipements agricoles, il possède aussi les éléments de prestige caractéristiques d’une demeure noble, tels que des allées d’arbres centenaires, des fontaines et des bassins sculptés. Ces éléments vont naturellement devenir les premiers motifs de Cézanne quand il plante son chevalet à l’extérieur. « Pendant dix ans, il a travaillé dans le grand salon et, ensuite, il s’est approprié le parc qui est peu à peu devenu l’atelier de plein air où il a fait ses premières armes », résume Philippe Cézanne. De fait quarante ans durant, il peint le lieu sous toutes ses facettes puisque le Jas lui inspire 36 toiles et 17 aquarelles. Ce lieu clos et intime lui permet de travailler sans avoir à transporter son attirail, ni à s’exposer aux regards des curieux.

Un père pas si fouettard

On a beaucoup insisté sur l’opposition frontale de Louis-Auguste Cézanne à la vocation artistique de son fils. Or force est de constater que, si le patriarche aurait de toute évidence préféré qu’il suive sa voie et fasse carrière dans la banque, il n’a pas mis de bâton dans les roues de son fils. Dès l’achat du Jas de Bouffan, il lui laisse même couvrir le salon de peintures et, quelques années plus tard, il lui fait aménager un véritable atelier au deuxième étage. « De plus, il accepte même de poser pour lui. C’est évident dans ce portrait où il a un léger sourire », note Philippe Cézanne. Ce tableau emblématique est en réalité une sorte de triple portrait. « Il a représenté les deux personnes les plus importantes pour lui à ce moment-là : son père, mais aussi Émile Zola par le biais de L’Événement, le journal dans lequel son ami écrit, mais qui n’est pas le quotidien que lisait d’habitude Louis-Auguste. » L’artiste s’est également représenté en arrière-plan à travers la nature morte de facture très empâtée qui est accrochée au mur.

Un artiste iconoclaste

À l’origine, Cézanne souhaitait réaliser dans le salon du Jas un décor cohérent avec des panneaux figuratifs et de vastes paysages inspirés des maîtres du XVIIe siècle comme Le Lorrain et Jacob van Ruisdael, à l’image de Ferme et Cascade qui est une évocation des tableaux du Hollandais. Mais après son séjour à Paris et la découverte de l’avant-garde, son style évolue brutalement. « Il crée des œuvres très expressives, expressionnistes avant la lettre », confirme Bruno Ely. « Des œuvres viriles, tourmentées, post-romantiques, qu’il qualifie lui-même de couillardes. » Avec cette nouvelle manière, il recouvre ses créations de compositions disparates (figures, portraits, œuvres religieuses) sans fil directeur qui donnent à l’ensemble une allure de collage très contemporain. Le lieu devient un atelier à part entière d’où ces étonnants télescopages et cette sensation de work in progress, à l’instar du paysage inspiré de Ruisdael qui se trouve partiellement recouvert par ce baigneur charpenté à la chair vigoureusement brossée.

Un apprentissage classique

Bien malin celui qui identifierait la patte du peintre des pommes dans cette composition des plus romantiques. Ce tableau est en réalité une copie d’une toile de Nicolas Frillié (1821-1863) qui était déjà exposée au musée d’Aix du temps de Cézanne. Le musée partageait alors ses murs avec l’école municipale de dessin, où l’aspirant peintre a débuté sa formation alors qu’il était encore lycéen. Il y bénéficie d’un enseignement classique reposant sur la copie de l’antique, des peintures du musée et l’étude du modèle vivant. Une fois le baccalauréat en poche, il commence, selon les volontés familiales des études de droit, cursus qu’il interrompt pour tenter sa chance à Paris. Hélas, il échoue au concours d’entrée de l’école des Beaux-Arts et rentre désabusé dans le Midi. Il travaille alors dans la banque paternelle tout en continuant à suivre les cours de l’école de dessin pour se perfectionner. Cette formation traditionnelle conditionnera en partie sa carrière car, malgré ses audaces, il pratiquera toujours l’art de la copie et de l’hommage.

De célèbres paysans

Au début de sa carrière, le Jas fournit à Cézanne un réservoir de motifs presque inépuisable. Il représente inlassablement sa flore, ses constructions, ainsi que les points de vue remarquables que le site offre sur la campagne. L’artiste s’intéresse également à ceux qui vivent ici ; ses proches autant que les ouvriers agricoles de la bastide qui posent régulièrement pour lui. Les paysans sont même le sujet d’une de ses œuvres les plus connues : Les Joueurs de cartes. Si la version du Musée d’Orsay est la plus célèbre, il existe en réalité cinq tableaux sur ce thème inspiré du quotidien des ouvriers, mais aussi de la peinture classique. Notamment des frères Le Nain qu’il a admirés au musée d’Aix. Cézanne se distingue toutefois du traitement traditionnel de cette scène de genre d’ordinaire prétexte à représenter des scènes animées de beuverie et de triche. Il livre au contraire une composition épurée, solennelle et silencieuse. Une œuvre intemporelle qui illustre parfaitement sa volonté de « faire de l’impressionnisme un art digne des musées ».

Un décor surprenant

Le cycle des quatre saisons est l’un des fragments les plus connus du décor du Jas de Bouffan. Dans l’alcôve, Cézanne peint quatre jeunes femmes représentant ces allégories avec une ambition monumentale puisqu’elles mesurent plus de 3 mètres. Elles interpellent surtout par leur style néoclassique, d’ailleurs il signe l’ensemble du nom d’Ingres – à mi-chemin entre l’hommage et la bravade. « Ce premier essai de peinture d’un étudiant tout juste vingtenaire a aussi vocation à convaincre son père qu’il a du talent et qu’il peut faire carrière », explique Bruno Ely, directeur du Musée Granet. Le choix du grand décor n’est ainsi pas innocent puisqu’il s’agit d’un genre très prisé et aristocratique. Les récents travaux de restauration de la bastide ont montré qu’il avait imaginé un ensemble extrêmement sophistiqué inspiré du XVIIIe siècle avec un décor peint en faux acajou encadrant les compositions et qu’il avait mis en couleur les gypseries du plafond. À l’image de la guirlande de fleurs qu’il avait prolongée dans le panneau du Printemps.

Centre de gravité

Bien que Cézanne ne cesse de bouger tout au long de sa vie, passant d’un atelier et d’un appartement à l’autre, le Jas demeure son véritable point d’ancrage de 1859 à 1899. « C’est le berceau de son œuvre, mais c’est aussi un cocon familial où il vient se réfugier quand il se sent un peu trop agressé par la critique », confirme Philippe Cézanne, son arrière-petit-fils. À partir du moment où le peintre s’engaillardit et part travailler au-delà des murs de la propriété, le domaine agit tel un centre de gravité. C’est le point de départ vers ses sites de prédilection dans la campagne alentour mais aussi pour l’Estaque. Plus encore que la mer, c’est l’architecture de ce pittoresque village de pêcheurs qui lui inspire quelques chefs-d’œuvre, comme ce tableau qui a appartenu à Pablo Picasso et dont on perçoit bien l’influence qu’il a pu avoir sur le père du cubisme. Il résume en effet le mantra de Cézanne qui voulait « traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective ».

Une obsession picturale

S’il existe un motif aixois indissociable de Cézanne, c’est évidemment la montagne Sainte-Victoire. C’est lui qui l’a hissée au rang d’icône et de symbole provençal par excellence en la peignant avec une constance rare, puisqu’elle est le sujet principal ou secondaire de près de 90 toiles et aquarelles. Plus qu’aucun autre motif, ce massif calcaire haut de 1 011 mètres lui permet de développer ses réflexions sur une peinture synthétique s’éloignant de la leçon impressionniste pour aboutir à une touche constructive et structurante, orientée : le plan coloré. Cette invention va lui permettre de creuser l’espace et de restituer les volumes d’une manière inédite qui préfigure le cubisme. Outre sa beauté, cette version de la montagne se distingue par son histoire chahutée. Elle a en effet été retrouvée au sein de la collection Gurlitt, collection composée essentiellement de spoliations nazies et de ventes forcées. Au terme d’un accord à l’amiable, le paysage est désormais exposé en alternance aux musées de Berne et d’Aix.

En route pour la garrigue

L’aménagement d’un atelier permet aussi à Paul Cézanne de s’isoler pour peindre de nombreux autoportraits. On estime qu’il en y a peint plus d’une vingtaine et dessiné encore davantage, documentant ainsi le passage du temps. On le reconnaît toujours au premier coup d’œil grâce à son front volontaire, sa barbe fleurie et son regard pas franchement commode. Dans cette toile, il affirme clairement son statut de peintre de plein air, lui qui revendiquait vouloir « faire du Poussin sur nature ». Il capture le moment où il part battre la campagne et planter son chevalet dans la garrigue protégé par son chapeau de paille. Le caractère inachevé du tableau et sa gamme chromatique restreinte renforcent encore cette impression de portrait saisi sur le vif. Tout comme sa composition dynamique où les éléments semblent se répondre : le bord ondoyant du chapeau et sa mèche de cheveux épousent ainsi avec souplesse le décor du papier peint soulignant la puissante interconnexion entre le modèle et son environnement.

À voir
« Cézanne au Jas de Bouffan »,
Musée Granet, place Saint-Jean de Malte, Aix-en-Provence (13), du 28 juin au 12 octobre, www.cezanne2025.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : "Cézanne au Jas de Bouffan", l’exposition événement en dix œuvres incontournables

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