Histoire de l'art

Amours et désamours

Par Olivier Celik · L'ŒIL

Le 21 mai 2025 - 577 mots

Cézanne, ou Cezanne ? Avec ou sans accent ? La question a agité la rédaction de L’Œil : faut-il être fidèle à l’artiste, qui, comme son père, sa mère et sa sœur Marie, a toujours écrit son nom sans accent sur le « e »  ?

Faut-il en ce sens suivre le souhait de Philippe, arrière-petit-fils de l’artiste et président d’honneur de la Société Paul Cezanne, de conserver la graphie originelle ? Ou faut-il au contraire adopter la logique de la langue française, pour éviter qu’on ne prononce « Ceuzanne » si l’on omet l’accent ? Nous avons tranché et conservé une accentuation qui, de manière générale, a commencé à se répandre et à se fixer dans la langue française au XVIIIe siècle. S’il est vrai qu’en provençal la question ne se pose pas, il en va autrement pour le français : d’où une graphie de Cézanne que les historiens de l’art ont peu à peu adoptée, ainsi que, déjà, Hortense, l’épouse du peintre, et son fils Paul… Si l’on dépasse la question liée au clivage linguistique entre le nord et le sud, cette querelle d’accent pourrait aussi revêtir une dimension symbolique. Un peu comme si, avec l’accent aigu, Cézanne sortait ainsi d’une Provence natale réticente à reconnaître son grand peintre. Aix et Cézanne, c’est un désamour passionné qui prend heureusement fin, dans une exposition qui scelle le lien indéfectible entre Cézanne et la Provence, dans le fil de la restauration de sa maison familiale, le Jas de Bouffan. Longue attente… Et pourtant, jamais peintre fut autant inspiré à représenter paysages et habitants locaux, obsédé par la montagne Sainte-Victoire, relief escarpé surplombant bois, garrigues et terres d’ocre, visible depuis la ville d’Aix : un mythe cézannien que Pablo Picasso lui-même, grand admirateur du peintre, et ayant acquis le château de Vauvenargues donnant sur la face nord de la montagne, avouait n’avoir jamais voulu représenter, en hommage à son aîné.

Nombreux sont les artistes ou écrivains qui ont vécu de telles relations ambivalentes. L’un des exemples les plus célèbres est celui d’Arthur Rimbaud, natif de Charleville-Mézières, dans les Ardennes. « Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province », écrivait-il à son professeur Georges Izambard, avant de confesser, dans une lettre à un ami : « Je regrette cette atroce Charlestown. » Stendhal, avec Grenoble, n’a pas non plus été un modèle de tendresse, écrivant ainsi, dans sa Vie de Henry Brulard, sa biographie inachevée : « Grenoble est pour moi comme le souvenir d’une abominable indigestion. » Pour autant, il en fut aussi un sincère promoteur, fondant même le syndicat d’initiative de la ville. Vincent Van Gogh écrivait à son frère Theo sur la Hollande : « Ce pays est triste, mais moi je l’aime. Pourtant, parfois, la bêtise de ces gens me chasse. » Gustave Courbet ne fut pas plus heureux à Ornans (« Ma patrie m’étouffe, mais je suis fait de sa terre. »), tout comme Paul Gauguin, évoquant sa région : « J’aime la Bretagne, j’y trouve le sauvage, le primitif. Mais les hommes sont d’une lourdeur incommensurable. »

C’est que, dans l’art, ces affections profondes sont souvent indissociables de blessures intimes, et s’en nourrissent. Ces amours et désamours concomitants sont de véritables ressorts de la création. Ils maintiennent une tension entre l’attirance et la répulsion qui traverse les œuvres et les universalise. Sans cela, Cézanne serait demeuré le peintre régionaliste et inculte qu’on voyait en lui de son vivant. En art plus qu’ailleurs, il faut du temps – et des crises – pour devenir prophète en son pays.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Amours et désamours

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