Art contemporain

XXE-XXE SIÈCLES / VISITE GUIDÉE

La polyphonie picturale de Gerhard Richter

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 10 décembre 2025 - 740 mots

Sa création, construite sur des allers-retours stylistiques, embrasse une multiplicité de techniques défiant toute classification.

Gerhard Richter, Tisch [Table], 1962, huile sur toile, 90 x 113 cm, collection particulière. © Gerhard Richter 2025 © Jennifer Bornstein
Gerhard Richter, Tisch [Table], 1962, huile sur toile, 90 x 113 cm, collection particulière.
© Gerhard Richter 2025
© Jennifer Bornstein

Paris. « Éblouissante, époustouflante, exceptionnelle… », rarement un tel déluge d’adjectifs laudatifs aura à ce point salué une exposition. La presse comme les revues artistiques consacrent de longs articles – quand il ne s’agit pas de hors-séries ou de suppléments, peu enclins à la critique – à l’œuvre polyphonique de Gerhard Richter. Non que la manifestation présentée à la Fondation Vuitton ne mérite pas un tel accueil. Complète, parfaitement accrochée, accompagnée d’outils pédagogiques remarquables et d’un catalogue analysant avec précision toutes les facettes de cette production plastique, l’exposition se tient. Mais pouvait-il en être autrement avec un artiste dont la notoriété s’est graduellement muée en monument ?

Est-ce ce statut intimidant qui explique que l’œuvre de Richter soit désormais perçue comme un bloc sans faille ? Rares sont pourtant les artistes ayant atteint une telle diversité stylistique et technique. À la Fondation, le parcours alterne entre toiles figuratives floutées, monochromes souvent gris, tableaux abstraits aux couleurs chatoyantes et mouvantes, immenses nuanciers, photographies partiellement recouvertes de frottages ou de raclures, impressions numériques, etc.

Richter, qui sait tout faire grâce à une formation rigoureuse acquise dans les académies de l’Allemagne de l’Est, appartient à une famille artistique que l’on pourrait qualifier, faute de mieux, d’« horizontale ».

Gerhard Richter, Carotte [Möhre], huile sur toile, 200 x 160 cm, Fondation Louis Vuitton, Paris. © Gerhard Richter 2025
Gerhard Richter, Carotte [Möhre], 1984, huile sur toile, 200 x 160 cm, Fondation Louis Vuitton, Paris.
© Gerhard Richter 2025
Un artiste ouvert à toutes les options plastiques

De manière certes schématique, on peut distinguer, au sein des démarches créatives du XXe siècle, deux grandes tendances. La première, dite « verticale », rassemble les artistes ayant trouvé ou choisi très tôt un style qu’ils n’ont cessé d’approfondir tout au long de leur vie – Mondrian en est l’exemple par excellence.

La seconde, « horizontale », désigne ceux dont l’œuvre s’ouvre à des options plastiques multiples, parfois jusqu’à proposer des synthèses singulières. Dans ce contexte, l’originalité de Richter tient à son refus d’envisager son parcours artistique comme une progression linéaire et à sa capacité d’opérer de constants allers-retours stylistiques, souvent assortis de variations subtiles. Cependant, si la qualité de chacune de ces « solutions » ne fait aucun doute, leur pertinence respective mérite d’être interrogée.

Commençons par les toiles figuratives floutées, où l’histoire personnelle de l’artiste s’entrelace avec celle du IIIe Reich. Issues de photographies tirées d’albums de famille et transposées sur toile, ces œuvres brouillent la frontière entre photographie et peinture, offrent une vision indistincte du monde environnant et interrogent la prétendue « représentation naturelle » de la réalité.

Réalité parfois tragique : Tante Marianne montre le visage souriant de la tante de Richter, victime du programme d’euthanasie nazi. De même, une scène familiale sur la plage révèle la présence du beau-père de l’artiste, le Dr Heinrich Eufinger, obstétricien impliqué dans ce projet abject.

Peintre d’histoire, alors ? Incontestablement. Richter appartient à la génération d’artistes révoltés contre le mutisme qui régnait dans leur pays au sujet d’une époque que l’on s’efforçait d’effacer de la mémoire collective. Né avant la guerre, plus âgé de quelques années que Baselitz, Kiefer ou Lüpertz, il affronte ce passé de manière plus discrète, plus retenue, voire plus subtile.

Gerhard Richter, Apfelbäume [Pommiers], 1987, huile sur toile, 67 x 92 cm, collection particulière © Gerhard Richter 2025
Gerhard Richter, Apfelbäume [Pommiers], 1987, huile sur toile, 67 x 92 cm, collection particulière.
© Gerhard Richter

D’autres images, plus anodines, jalonnent son parcours : paysages brumeux, forêts, portraits de sa fille exécutés avec la précision d’un Vermeer… Parallèlement, l’artiste développe une pratique abstraite, recourant à divers outils – pinceaux, brosses, racloirs, spatules. Certaines de ces toiles monumentales se construisent à partir de formes géométriques distribuées selon des schémas rigoureux ; d’autres se couvrent d’un réseau complexe de lignes colorées et de nœuds qui s’entrecroisent et se superposent. Ces dernières, inscrites dans la lignée de l’expressionnisme abstrait, quoique parfois trop chargées, ont contribué – sans surprise – au succès retentissant de Richter aux États-Unis.

Alors, Richter, inclassable ? Plutôt un artiste qui conjugue avec virtuosité figuration et abstraction. Deux images emblématiques ouvrent et ferment le parcours à la Fondation. La première, Tisch (1962), (voir ill.), représente un objet banal – une table – reproduit à partir d’un magazine de design, mais partiellement effacé par une tache de solvant qui en envahit le centre. Symboliquement, Richter a placé cette toile en tête de son catalogue raisonné, après avoir détruit toutes les peintures antérieures.

La dernière, douloureuse, bouleversante, présentée dans une salle à part, se nomme Birkenau. Aux quatre photographies des fours crématoires, prises à Auschwitz par un déporté, répondent quatre toiles abstraites de Richter. Mais cette abstraction cache les représentations des fours que l’artiste avait tenté de reproduire avant de juger cette tâche impossible. Avec ce palimpseste, ce cri sans paroles, le peintre s’est confronté magistralement à l’Histoire.

Gerhard Richter,
jusqu’au 2 mars 2026, Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, bois de Boulogne, 75116 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°666 du 28 novembre 2025, avec le titre suivant : La polyphonie picturale de Gerhard Richter

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