Art contemporain

Garouste, la folie en majesté

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 27 septembre 2022 - 836 mots

PARIS

Le parcours chronologique de la rétrospective du Centre Pompidou donne à voir le moment où dans ses toiles la déformation et l’hybridation l’emportent sur la narration.

Paris. Au centre de la rétrospective de Gérard Garouste (né en 1946), organisée intelligemment par Sophie Duplaix, conservatrice au Centre Pompidou, se trouve une drôle d’installation. Un dispositif circulaire, fermé sur lui-même, semble proposer un « peep-show » artistique [La Dive Bacbuc, voir ill.]. Le spectateur se déplace d’un oculus à l’autre pour avoir un aperçu partiel de chacune des douze saynètes peintes en hommage à Rabelais. Une manière de rappeler que le regard que l’on pose sur une œuvre d’art reste toujours fragmentaire ?

De fait, avec Garouste, aucun espoir d’une vision d’ensemble, logique et rassurante. Depuis longtemps, le peintre a renoncé à la représentation utopique d’un monde stable et cohérent qui fasse sens. Ses toiles où les espaces, les êtres, les « histoires » se chevauchent, s’entrecoupent, se télescopent, sont sans mode d’emploi. Visions obsessionnelles, où une dimension incontrôlable et dissimulée peut émerger de manière imprévue à chaque rupture avec les structures conventionnelles de la peinture.

Pourtant, à écouter l’artiste, ces œuvres sont toutes inspirées tantôt par la Torah, le Talmud ou d’autres sources du mysticisme juif, tantôt par les grands récits ou les grandes œuvres littéraires : Don Quichotte, La Divine Comédie. À croire ses dires, les questions formelles ne le préoccupent pas :« la forme que prend ma peinture est secondaire », soutient-il ainsi dans l’un des textes du catalogue. Est-ce pour cette raison que sa production picturale a donné lieu à une multitude d’interprétations d’ordre iconographique et symbolique ? Est-ce encore pour cette raison que l’on oublie souvent cette puissance picturale, issue de la capacité de Garouste à inventer des formes, à transformer les concepts en images, à s’éloigner de toute tentative d’illustration ?

Au Musée national d’art moderne, le parcours chronologique permet de suivre la manière selon laquelle Garouste, tout en restant figuratif, prend ses distances avec la réalité. Figuratif et même classique, comme en témoignent les toiles de grand format datant des années 1970-1980, qui occupent les premières salles. Des toiles d’inspiration biblique (Sainte Thérèse d’Avila, 1983), mythologique (Vénus et le Pendu, 1984) ou théâtrale (Comédie policière, Bouchon de champagne, 1978). Partout on trouve la même composition frontale où les personnages sont des acteurs qui obéissent à un metteur en scène pictural. Indéniablement, cette manière de peindre n’est pas étrangère à l’intérêt de Garouste pour le théâtre ; entre 1966 et 1971, il réalise plusieurs décors et costumes pour les pièces de Jean-Michel Ribes. Cependant, tout laisse à penser qu’avec ces travaux l’artiste fait son apprentissage du métier, ses gammes en quelque sorte. À ce stade on pourrait accepter ses paroles – modestes ? – : « Mes formes sont banales ; elles sont classiques. Je peins, en plus mal, comme on peignait au XVIIe siècle. Je n’ai rien inventé » (dans le catalogue). Pour autant, on constate chez lui l’impact de peintres un peu à l’écart, comme Tintoret et ses compositions tourbillonnantes ou El Greco et ses figures torsionnées.

Irruption de l’« Indien », cette figure libératrice

Puis, c’est l’irruption de l’« Indien », cette figure imaginée par Garouste, censée chambouler les normes classiques de sa peinture. Sans doute accompagné par la découverte des écrits de Duchamp ou de l’art brut prôné par Dubuffet, l’« Indien » annonce la liberté que l’artiste va prendre désormais avec la figuration. La splendide salle qui réunit les tableaux interprétant la Comédie Divine de Dante montre des êtres bidimensionnels, des figures de transparence tracées dans la couleur, comme emprisonnées dans une matière finement travaillée. Tous participent à des représentations qui échappent à l’emprise d’un temps ou d’un lieu précis et où l’on perd tout repère spatial.

Les diktats anatomiques disparaissent également ; la déformation et surtout l’hybridation seront désormais au rendez-vous. Le spectateur reste sidéré face à ces êtres hybrides, parfois des monstres, qui ne ressemblent à rien ni à personne. À les voir, ce sont des mutations génétiques capricieuses orchestrées par le peintre, plutôt que de « simples » métamorphoses (Épaule fils d’âne, 2005, L’Antipode, 1999-2000). Cependant, ces créatures composites improbables ne sont pas le résultat d’une écriture automatique ou d’un quelconque geste artistique incontrôlé. La construction plastique, l’allure des personnages, la gamme de couleurs varient peu et forment une écriture, un style.

Intrigues oniriques

Garouste raconte-t-il des histoires ? Probablement, mais, comme ses personnages, elles n’ont ni queue ni tête. Leur particularité est de proposer une forme concentrée de la narrativité, réduite à la seule transformation, au passage radical d’un état à un autre, à une mutation fulgurante. Dans cet univers de rencontres qui échappent à une réalité convenue, se trament des intrigues oniriques, aux accents inquiétants. Situation frustrante, tant ses toiles laissent supposer des bribes de récits, des mini-fictions, des séquences interrompues. Un personnage se détache de ce monde kafkaïen : Don Quichotte. Comme Garouste, il ignore le principe de la contradiction, la distinction entre l’apparition et le réel, entre la création et la folie. Comme l’artiste, il frôle toujours le grotesque et le magnifique. Autrement dit le sublime.

Gérard Garouste,
jusqu’au 2 janvier 2023, Centre Pompidou, Galerie 2, niveau 6, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°595 du 23 septembre 2022, avec le titre suivant : Garouste, la folie en majesté

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